Pour la Recherche n° 21, Septembre 99 - Apports méthodologiques des sciences humaines à la recherche en psychiatrie


  • Éditorial, par le Dr Claude Veil
  • Apports méthodologiques des sciences humaines à la recherche en psychiatrie, Alain Giami
  • Les représentations des infirmières face au sida : apport de la psychologie sociale à la recherche en psychiatrieAlain Giami
  • Les représentations sociales de la sexualité en milieu psychiatrique, Bertille Patin
  • Approche statistique et complexité en psychiatrie, Dr B. Falissard
  • abonnement

  • Comité de Rédaction et remerciements


  • Editorial par Claude Veil

    * Le Comité d'interface INSERM-Fédération Française de Psychiatrie a consacré, le 18 mars 1999, sa 6ème réunion à l'examen du profit pour la recherche en psychiatrie d'apports méthodologiques d'autres disciplines : psychologie sociale, psycholinguistique, santé publique, statistique, épidémiologie. Le présent numéro de PLR reprend une partie des communications présentées.

     

    Dans son introduction générale, Alain Giami fait référence aux obstacles à surmonter pour parvenir à la production, et a fortiori à la validation de connaissances. Il prend pour exemple les difficultés (conceptuelles et déontologiques, mais d'abord furtivement sémantiques) qui peuvent surgir entre chercheurs en psychologie clinique et thérapeutes en clinique médicale.

     

    La recherche dont rend compte Bertille Patin a porté sur les représentations sociales de la sexualité des patients, recueillies auprès de psychiatres et d'infirmiers exerçant dans deux centres hospitaliers. De nombreux aspects sont analysés, notamment quant à ce qu'il en est de l'interdit des relations sexuelles et de la conduite à tenir vis-à-vis du risque de contamination par le VIH.

     

    Bruno Falissard ouvre des voies de réflexion sur les possibilités et les limites de l'approche psychométrique de phénomènes tels que la dépression. Il attire l'attention sur l'importance, pour la pratique, de la représentation de la mesure qui prévaut chez l'opérateur et de la clarification de ses références théoriques.

     

    L'ensemble de ces contributions donne, à bon escient, un grand relief à l'étude des représentations. Encore faut-il prendre garde à ce qu'entend par là un psychologue (a fortiori un psycho-physiologiste) d'orientation cognitiviste, ou un psychanalyste, ou un sociologue lecteur de Durkheim.

     

    A ce propos, on notera un des aspects les plus intéressants de la recherche sur les représentations du VIH-sida chez les infirmières, que décrit Alain Giami. Grâce aux travaux de Serge Moscovici, on connaît la remarquable stabilité des représentations sociales. On sait aussi que celles-ci peuvent néanmoins, dans certaines conditions, se modifier, et c'est précisément la question qu'Alain Giami pose en conclusion de son article. Or cette même recherche a déjà permis de constater que, bien que le vécu de la rencontre avec les patients porteurs du VIH ait été d'abord souvent dramatique, il avait pu évoluer profondément avec l'expérience, et faire place à des connaissances rationnelles, à des relations soignant-soigné "positives", à des comportements professionnalisés.

     

    Cette évolution est freinée par l'excès de charge de travail, elle est favorisée par un contexte socio-professionnel suffisamment sécurisant, elle est encore plus marquée lorsque la compétence des infirmières est reconnue et leur parole propre entendue. Une évolution de même sens (mutatis mutandis) a été observée dans les prisons chez les surveillants.

     

    Il existe un ensemble de présomptions convergentes pour que, parmi le personnel soignant expérimenté, les représentations primitives de la maladie et des malades, naguère liées à celles qui prédominaient dans la population générale, et qui étaient encore facilement repérables il y a une dizaine d'années, ne soient plus présentes qu'à l'état de traces. Quant à la population générale, on pourra consulter le rapport publié récemment par l'Observatoire régional de santé d'Ile-de-France, qui montre à quel point la représentation du risque de contamination s'y est dédramatisée *


    Sommaire

    Apports méthodologiques des sciences humaines à la recherche en psychiatrie

    Alain Giami*

     

    L'hypothèse selon laquelle les sciences humaines peuvent constituer des apports méthodologiques pertinents à la recherche en psychiatrie est complexe et mérite que l'on s'y attarde : elle concerne les relations entre les sciences humaines et sociales et la recherche médicale, dont la recherche en psychiatrie est l'un des aspects.

    Quelques jalons historiques

     

    1 - Le séminaire technique de l'INSERM, sous la direction d'André Bourguignon (publié en 1982 aux éditions de l'Inserm) posait la question de la recherche clinique en psychiatrie en délimitant son champ de la façon suivante :

    - elle ne saurait se réduire à l'observation clinique et se distingue de la pratique ;

    - elle est distincte de la recherche fondamentale (pharmacologie, génétique, psychophysiologie) et de l'épidémiologie ;

    - elle porte en premier lieu sur des cas individuels.

    La psychanalyse constitue une référence par rapport à laquelle il est nécessaire de se situer - et de se distinguer.

     

    Au cours du même séminaire, Odile Bourguignon et Claude Revault d'Allonnes ont présenté les méthodes de la recherche clinique en psychologie ainsi que les fondements de la rigueur en psychologie clinique portant sur la construction de l'objet, la formulation d'hypothèses et leur validation. La psychologie clinique apporte dans ce contexte son expérience et ses méthodes spécifiques qui présentent des zones de recouvrement importantes avec la psychiatrie.

     

    2 - Le laboratoire de Psychologie clinique de Paris 7 organise un colloque : recherche clinique / clinique de la recherche (1986) qui sera suivi par la publication d'un ouvrage : La démarche clinique en sciences humaines (1989).

    Je développais l'idée selon laquelle la recherche clinique pouvait constituer une forme d'intervention : les négociations entre le chercheur, les sujets et les institutions font partie de la recherche ; le recueil des données et leur interprétation ne peuvent fonctionner qu'avec l'accord et la motivation des sujets qui en attendent un bénéfice personnel - qui peut soit favoriser le développement de la recherche, soit constituer des obstacles à celle-ci.

     

    3 - Psychiatrie Française publie en 1988 un numéro consacré à la recherche clinique : l'éditorial de Claude Veil est intitulé : "La recherche clinique : retour d'exil".

    Le numéro est marqué par le débat entre A. Covello, G. Lairy et D. Widlöcher sur la compatibilité ou l'incompatibilité entre pratique clinique et recherche. Widlöcher défend l'idée selon laquelle on ne peut être praticien et chercheur en même temps. Covello et Lairy - deux chercheurs de l'INSERM - présentent une posture différente fondée sur les travaux de S. Freud, W. Benjamin et J. Derrida ; ils développent une théorie du processus de traduction du discours du psychotique selon laquelle la recherche est prise dans le dispositif de la pratique et centrée sur les questions posées par le sujet.

     

    4 - 1992 publication de l'ouvrage de P. Gerin et A. Dazord : Recherches cliniques planifiées sur les psychothérapies (éd. de l'Inserm) qui poursuit la position de D. Widlöcher et ouvre des perspectives alors inconnues ou méconnues en France. "Ces deux modes de fonctionnement intellectuel du clinicien sont en fait très différents et même sous certains aspects, nettement opposés : la recherche clinique requiert en effet que l'attention de l'observateur ne soit pas centrée sur la singularité de l'instant, mais au contraire sur l'établissement critique de liens entre de multiples observations, dans le but d'élaborer des modèles généraux" (p. 1).

    A. Dazord avance la notion de "recherche clinique planifiée qui se caractérise par la pratique d'observations répétées (leur répétition étant obtenue soit par des enquêtes portant sur de multiples sujets, soit par des observations multiples réitérées sur un cas unique), ces observations étant effectuées de manière codifiée (et par là communicables et reproductibles) et sur l'exploitation statistique de ces données" (p. 2). Les recherches portent donc directement sur les processus psychothérapeutiques et reposent en majeure partie sur une dissociation entre le moment de la thérapie qui fait l'objet d'un enregistrement et celui de l'exploitation et du traitement des données qui se fait en dehors de ce moment. Le clinicien peut ainsi occuper à des moments différents la position de chercheur.

    5 - Le rapport de la Fédération Française de Psychiatrie, rédigé par J.M. Thurin sur la recherche clinique en psychiatrie (1995) énonce en préambule la difficulté d'associer aisément la recherche (scientifique), la clinique et la psychiatrie et rappelle que la démarche des sciences humaines est différente de celle des sciences naturelles. La recherche en psychiatrie relève à la fois de méthodes empirico-formelles et herméneutiques ; celle des sciences naturelles de l'expérimentation et, pour une part de l'herméneutisme ; il est difficile d'être simultanément chercheur et clinicien.

     

    6 - L'apport des recherches qualitatives à la recherche médicale : le cas du British Medical Journal.

    En 1995, le BMJ a publié une série de 7 articles présentant les méthodologies de la recherche qualitative et plus récemment au début de l'année 99, une série d'articles sur l'étude des récits (narrative) en médecine. A une époque où la quantification des recherches médicales et en sciences humaines devient prédominante, il est surprenant de constater que le BMJ fait la promotion des méthodes des sciences sociales qui permettent d'atteindre les domaines que les autres méthodes ne peuvent atteindre.

    La première série de 1995 présentait les méthodes classiques de la psychologie sociale : l'observation ethnographique, les entretiens de recherche, et les focus groups. La série d'articles de 1999 va encore plus loin en reprenant et en discutant favorablement le point de vue des approches social-constructionnistes et notamment le fait de considérer l'interaction entre le médecin et le patient comme des productions langagières qui expriment deux points de vue différents sur la réalité "Les théories social-constructionnistes considèrent que les docteurs ne font pas simplement que révéler des réalités, mais qu'ils construisent et reconstruisent, par exemple, leurs patients comme "bien informés et cohérents" ou comme "un adolescent en difficultés" - pendant que leurs patients reconstruisent leurs docteurs comme "prenant soin d'eux" ou "imprécis" et eux-mêmes - quand ils acceptent ou résistent de devenir le type de personne que le médecin suppose qu'ils sont".

     

    Si l'on se situe dans le cadre proposé, on constate que les sciences humaines et sociales peuvent apporter les outils et les techniques méthodologiques qui sont les leurs, en vue de traiter des problèmes de recherche définis dans l'univers épistémologique et dans la pratique de la psychiatrie. De par leur similitude avec certains des outils de la psychiatrie, les outils des sciences humaines peuvent être utilisés par les psychiatres, en vue de mener leurs propres recherches. Il s'agit alors de recherche clinique en psychiatrie, menée par les psychiatres eux-mêmes à partir de leur pratique. La même approche peut être effectuée par des psychologues travaillant dans le champ de la psychiatrie qui restent ainsi dans le cadre construit par la psychiatrie.

    Dans ce contexte, la question majeure qui est posée est celle de la possibilité de mener simultanément ou en décalage la pratique clinique avec ses nécessités éthiques et la recherche visant à la production de connaissances validées dans une argumentation logique, que celle-ci soit fondée sur des données qualitatives ou quantitatives.

    Pour les chercheurs en sciences humaines (psychologues cliniciens, psycho-sociologues, sociologues et anthropologues) une autre possibilité consiste à travailler dans le champ de la psychiatrie avec d'autres problématiques et objectifs de recherche que ceux qui sont formulés dans l'univers de la psychiatrie. Ces recherches peuvent prendre pour objet les patients, les institutions, les psychiatres et les soignants étudiés d'un point de vue extérieur à la psychiatrie et selon d'autres logiques et problématiques scientifiques. La faisabilité de telles recherches repose sur la possibilité de l'accès aux patients, aux psychiatres et aux institutions.

     


    Sommaire

    Les représentations des infirmières face au sida : apport de la psychologie sociale à la recherche en psychiatrie

    Alain Giami

    Notre projet initial a pris forme à l'écoute des auteurs selon lesquels les difficultés rencontrées dans les actions de prévention sont attribuables à l'emprise de phénomènes insuffisamment connus et "irrationnels" qui feraient obstacle aux actions d'information et de formation scientifiques et techniques concernant le VIH/SIDA, et aux moyens d'éviter sa propagation. Notre démarche s'est construite initialement sur l'hypothèse méthodologique selon laquelle ces dimensions considérées comme irrationnelles pouvaient être décrites et expliquées par une approche de psychologie clinique centrée sur les destinataires des messages scientifiques et techniques. En d'autres termes, cette hypothèse méthodologique admettait que c'est principalement dans "la psychologie" de ces acteurs-là qu'il faut rechercher les dimensions "irrationnelles" qui font obstacle au développement de la prévention et des actes rationnels qui la constituent.

    Méthodologie

     

    Recueil et analyse de l'information

     

    La recherche dont nous rendons compte est caractérisée par l'importance donnée à l'analyse des discours recueillis auprès de professionnels - infirmier(e)s et travailleurs sociaux.

    La méthode - semi-directive - de recueil des entretiens, qui laisse une grande initiative aux interviewés, leur permet de s'exprimer sur les éléments de leur choix et de ne pas aborder ce qu'ils ne veulent ou ne peuvent pas développer dans la situation de l'entretien. Cette méthode favorise l'expression des contradictions, des incohérences et des répétitions, et permet de repérer des points aveugles non abordés spontanément par les locuteurs. Il s'agit donc d'un mode de recueil qui produit un certain type de matériel, dont on suppose qu'il est bien davantage le reflet des dispositions et des interrogations, donc des représentations des locuteurs, que celui de leur pratique effective.

     

    L'analyse du matériel rassemblé part du principe que les discours recueillis ne sont pas à prendre pour argent comptant. Nous avons effectué une lecture interprétative visant à l'exploration et la compréhension des représentations et des processus psychiques. Dans cette perspective, le discours n'est pas référé directement aux éléments contextuels. C'est la dimension de vérité et de signification qu'il comporte pour le locuteur qui a orienté l'analyse.

     

    Représentations du SIDA

    et des personnes atteintes

     

    Cette analyse a porté aussi bien sur les représentations du sida et des personnes atteintes, chez les catégories de professionnels interviewés, que sur les représentations de leurs relations avec ces deux "objets".

     

    Une théorie sexuelle du sida

     

    La dimension sexuelle du sida occupe la place centrale dans sa représentation dans la population étudiée. Cette dimension concerne la focalisation qui est opérée sur les modes de transmission du virus au cours de contacts sexuels de différentes sortes. Elle porte, par ailleurs, sur la caractérisation des groupes à risques d'infection ainsi que sur l'évaluation des risques principaux auxquels les professionnels se sentent confrontés (ou non confrontés). La sexualité qui est associée au sida est représentée comme la sexualité d'autres que soi-même et reste entachée d'une forte composante fautive et coupable. C'est la perception d'une transgression des normes et des valeurs auxquelles adhèrent la majorité des professionnels qui constitue la "faute". Dans certains cas, le sida est représenté sinon comme la punition consécutive à cette "faute" mais au moins comme sa conséquence. Ces caractérisations de l'activité sexuelle sont souvent attribuées aux "autres" que soi-même. Dans certains cas, elles sont renvoyées au passé des locuteurs comme des formes révolues de leur activité sexuelle (notamment le multipartenariat hétérosexuel). La remémoration de ces périodes considérées, dans la plupart des cas, comme révolues dévoile une culpabilité et une inquiétude quant à un risque de contamination qui se manifestent avec plus de force notamment à l'occasion d'un projet ou d'une éventualité de grossesse.

    Cette théorie sexuelle du sida a deux implications. D'une part, la pratique toxicomaniaque qui est perçue comme une forme transgressive de jouissance est incluse dans une représentation qui privilégie la dimension sexuelle du sida. Il ne s'agit pas d'une représentation qui associe l'activité génitale (ou sexuelle au sens large du terme) des toxicomanes et la transmission du virus mais d'une représentation qui assimile l'activité toxicomaniaque à une activité sexuelle au sens de la jouissance.

    D'autre part et surtout, les infirmières semblent ne pas croire en profondeur à un risque de contamination professionnelle (qui reste faible au demeurant) par voie sanguine. Cette disposition se traduit notamment par les ambivalences exprimées par rapport à la question du toucher du patient lors des opérations de soins. Elle apparaît avec plus de force au travers de propos qui établissent une distinction entre "un sida que l'on aurait attrapé au cours de son activité professionnelle" et qui ne se transmettrait pas au partenaire sexuel régulier (le conjoint) et "un sida attrapé au cours de relations sexuelles fautives" et qui aurait un pouvoir de transmissibilité beaucoup plus grand.

     

    Les professionnels établissent ainsi une hiérarchie imaginaire des gravités de l'infection en fonction du mode de contamination. En outre, nous avons relevé le paradoxe selon lequel les infirmières se sentent beaucoup plus exposées au risque de contamination accidentelle dans le cadre professionnel qu'au risque de contamination par voie sexuelle. Ce paradoxe s'explique par la représentation selon laquelle c'est la sexualité des "autres" qui constitue le risque de contamination et pas la sienne. Enfin cette théorie sexuelle du sida se manifeste au travers de l'opposition entre "coupables", "responsables" et "victimes" du sida, toujours en fonction du mode de contamination.

    La théorie sexuelle du sida constitue donc une façon de "prendre la partie pour le tout" qui se manifeste par une mise au premier plan du mode sexuel de transmission du virus au détriment de ses autres dimensions. Elle comporte une valorisation normative qui distingue une "bonne sexualité" d'une "mauvaise sexualité". Elle établit une hiérarchie entre l'efficacité attribuée aux différents modes de contamination et un clivage entre les "bons" et les "mauvais" malades.

    Elle peut être reliée aux premières caractérisations scientifiques du sida qui ont abouti à une définition du sida associée à une maladie sexuelle (Gilman : 1988). Cette théorie, que nous avons décrite et analysée à partir des entretiens recueillis auprès d'acteurs professionnels du champ de la santé et de l'action sociale, est certainement beaucoup plus répandue encore dans d'autres catégories de personnes et de professionnels.

     

    L'analyse des discours sur les pratiques fait apparaître en contrepoint des représentations contradictoires et chargées d'ambivalence à l'égard des malades. D'une part, ceux-ci sont souvent considérés comme des morts en sursis face auxquels il n'y a pas grand-chose à faire d'autre que de se protéger de l'angoisse d'une contamination de la mort et de la déchéance physique. D'autre part, les patients ou clients sont l'objet tantôt d'une méfiance et d'un rejet, conscients ou non, tantôt d'un investissement affectif très important de la part de ceux qui les prennent en charge, parfois à long terme, en qualité d'infirmier ou de travailleur social.

    Les toxicomanes : une figure négative

     

    Les différents groupes de patients constitués dans les représentations, à partir de la vulgarisation du discours épidémiologique, font l'objet de remaniements et d'attributions différentes au cours de l'évolution des soignants et des travailleurs sociaux avec des personnes atteintes par le sida. Le changement le plus notable se situe dans l'évolution de la représentation des homosexuels qui font l'objet initialement d'une représentation négative qui les considère comme "responsables" de leur contamination du fait de leur activité sexuelle considérée comme fautive. Dans un premier stade, ceux-ci sont assimilés aux toxicomanes. Mais les choses évoluent différemment en ce qui concerne ces deux groupes. Les homosexuels sont progressivement représentés comme les "bons" malades qui collaborent avec les équipes soignantes et qui participent à la protection des soignants en leur donnant des conseils et des recommandations sur les conduites à tenir. Ces attitudes attribuées aux homosexuels permettent aux soignants de réviser leurs jugements par rapport à ceux-ci, comme si la "bonne conduite" dans les établissements de soins constituait un rachat de la faute. Cette "bonne conduite" des homosexuels permet en outre aux soignants de se restaurer dans leur rôle professionnel face à des partenaires coopératifs. Par contre, les toxicomanes n'ont pas été représentés comme des "malades" (et a fortiori pas comme des "bons malades"). Ils apparaissent comme des personnages insaisissables qui ne se soumettent pas aux règles de fonctionnement des établissements, qui ne coopèrent pas à leurs traitements, dont il faut se méfier en permanence et qui constituent un danger pour les soignants et pour l'institution. Les attitudes les plus négatives et les charges d'affects les plus agressives sont focalisées et concentrées vers les toxicomanes.

    Les toxicomanes constituent donc le groupe le plus en danger dans la mesure où les structures de prise en charge de la toxicomanie se disent incompétentes pour traiter des problèmes nés de l'infection à VIH et où, de leur côté, les établissements de soins se sentent incapables de traiter les toxicomanes en tant que tels. L'évolution du profil de l'épidémie laisse à penser que le traitement des toxicomanes va constituer un problème important de santé publique dans les années à venir.

     

    Cette recherche a été réalisée au début des années 90. Il serait intéressant de réaliser une nouvelle recherche, à l'aide de la même méthodologie afin d'évaluer les changements pouvant être survenus dans les représentations du sida, près de 20 ans après le début de l'épidémie et dans le contexte des nouveaux traitements.

     

    Cette recherche a été publiée sous forme d'ouvrage :

    * Giami, A., Veil, C., Samalin-Amboise, C., Veil-Barat, C. et le groupe RITS,

    Des infirmières face au SIDA. Représentations et conduites, permanence et changement. Paris, Editions de l'INSERM, 1994.

     


    Sommaire

    Les représentations sociales de la sexualité en milieu psychiatrique

    Bertille Patin*

    La représentation qu'ont les professionnels sur la sexualité des malades mentaux a fait l'objet d'une recherche de terrain entre 1994 et 1995, qui s'inscrit dans un questionnement plus large se rapportant au problème de l'infection à VIH en psychiatrie (Patin, 1998).

     

    Le point de départ de cette recherche a résulté d'un double constat :

    1 - A l'époque, les équipes infirmières de soins généraux comme en psychiatrie exprimaient leur désarroi quand un malade atteint de sida présentait des troubles mentaux, chacune des équipes ayant le sentiment de ne pas avoir la réponse adaptée soit aux problèmes psychiatriques, soit aux problèmes somatiques de la maladie ;

    2 - Différents articles de presse avaient mis en évidence la réticence des psychiatres pour hospitaliser un malade atteint de sida et présentant des troubles psychiatriques graves, alors même qu'une convention était signée avec l'hôpital général.

     

    La question qui se posait alors était celle de comprendre l'incidence de la maladie mentale et de l'infection à VIH sur le comportement des équipes soignantes, et de l'expliquer.

     

    La problématique générale de cette recherche se fonde sur le cadre théorique des représentations sociales (Moscovivi, 1961, Jodelet, 1989 a et b), pour examiner les représentations des professionnels vis-à-vis des personnes souffrant de troubles mentaux, antérieurs ou consécutifs à l'infection à VIH. L'hypothèse de départ est que ces représentations constituent un filtre qui détermine et oriente la prise en charge thérapeutique.

    Méthodologie

     

    Le cadre général est un centre hospitalier normand spécialisé en psychiatrie et un autre de la région parisienne. L'enquête est basée sur une approche qualitative et quantitative.

     

    L'approche qualitative visait à cerner les représentations des soignants. Elle s'est ainsi fondée sur le principe d'une étude comparative entre des psychiatres et des infirmiers. Un total de 80 entretiens semi-directifs, d'une durée moyenne de 2 heures 45 a ainsi été réalisé auprès de 40 infirmiers normands1 et de 40 psychiatres2 , ces derniers se répartissant pour moitié entre l'hôpital normand et parisien.

    Tous volontaires, les infirmiers ont été recrutés dans 6 services différents de psychiatrie générale. Sollicités par téléphone, ils étaient informés de la nature de l'entretien de la manière suivante "des entretiens de deux heures environ qui portent sur votre pratique professionnelle". Peu d'infirmiers ont refusé l'entretien programmé à l'avance, la difficulté relevant davantage de leur disponibilité pour se libérer de leur service.

    Les entretiens des psychiatres ont été beaucoup plus difficiles à obtenir. Les principales justifications des refus furent la durée prévisionnelle des entretiens et une charge de travail trop importante. Les psychiatres qui ont accordé l'interview se sont majoritairement montrés disponibles.

    Les entretiens ont été recueillis à l'aide d'un guide d'entretien comprenant deux grands axes thématiques :

    * l'un portant sur la maladie mentale a été abordé à partir d'une méthode d'association de mots avec la consigne suivante "pouvez-vous me dire en 6 à 10 mots, les mots qui vous viennent à l'esprit quand je vous dis maladie mentale". Cette technique avait pour but de recueillir la production verbale d'un matériel spontané. Ont suivi des questions se rapportant à l'étiologie de la maladie mentale, ses répercussions sur l'individu puis sur sa sexualité, l'évolution de la maladie, la responsabilité du sujet dans sa maladie et dans ses actes. A cela se sont ajoutés des thèmes plus professionnels ciblant le rôle et la responsabilité des soignants.

    * l'autre axe portait sur la maladie mentale associée à l'infection à VIH. Le guide d'entretien reprenait globalement les mêmes thèmes, avec en plus, la prévention en psychiatrie.

    Enregistrés et intégralement retranscrits, les entretiens semi-directifs ont fait l'objet de deux modes de traitement. En premier lieu, une analyse descriptive (description de malades, situations vécues, usages dans les pratiques) et une analyse thématique et catégorielle (Bardin, 1989) nous ont permis d'avoir accès au contenu des représentations et attitudes développées par les interviewés. En second lieu, une analyse statistique fournie par le logiciel "Alceste" a mis en évidence la structure de la représentation de l'association maladie mentale infection à VIH tout en conservant les caractéristiques des interviewés : s'agissant des infirmiers, leur genre, année de diplôme, expérience de prise en charge de malade infecté ou non, intra ou extra hospitalier, et pour les psychiatres, leur genre, fonction occupée, c'est-à-dire chef de service ou non, et lieu d'exercice : Paris ou province.

     

    Concernant l'approche quantitative, notre objectif étant d'analyser les représentations sur une large échelle, nous avons procédé à une enquête par questionnaire qui s'est centrée spécifiquement sur les infirmiers dont nous avons conservé les caractéristiques énoncées plus haut. Ces questionnaires proposaient les thèmes dégagés à partir des entretiens. Leur particularité est qu'ils s'appuyaient sur 12 scénarios différant par le sexe du patient, sa pathologie, son mode de contamination.

    Scénario : " Monsieur (ou Melle) Depré, connu pour une PMD (ou dépression de type névrotique, ou psychopathie), est hospitalisé dans votre service. Le sérodiagnostic, demandé par lui, montre à l'entrée qu'il est contaminé par le virus du sida. L'interrogatoire fait suspecter des antécédents récents d'affection opportuniste. Célibataire, âgé de 30 ans, Monsieur (Melle) Depré aurait été contaminé par une partenaire de passage ou lors d'une transfusion sanguine) "

     

    Le nombre important de scénarios demandait qu'une quantité suffisante d'infirmiers répondent. Deux envois ont été nécessaires qui nous ont permis de traiter au total 197 questionnaires.

     

    Résultats

     

    Les résultats globaux : trois points significatifs

     

    Premier point - le recours à l'association de mots met en évidence, qu'au moins en 1994 et 1995, les professionnels dans leur ensemble ne parviennent pas à associer la maladie mentale à l'infection à VIH. Cette double morbidité soulevait même des résistances, comme si elle allait stigmatiser les patients.

    Deuxième point - l'analyse des corrélations des variables entre elles, étudiées à partir des scénarios, montre que la pathologie du patient est déterminante dans l'élaboration des jugements d'opinions des infirmiers. En revanche, le mode de contamination ne détermine jamais à lui seul les réponses : il est toujours médiatisé par le sexe des patients. Ceci laisse supposer que l'approche du sida passe par des représentations concernant la sexualité.

    Troisième point - l'étude de la prévention et des difficultés qui en résulte, met en évidence des conflits de valeurs qui prennent leur essence dans les représentations de la sexualité des malades mentaux chez les infirmiers et chez les psychiatres.

     

    Autrement dit, traiter de la question du sida en psychiatrie oblige à s'intéresser de plus près à la sexualité des malades mentaux. C'est ce que nous allons tenter de faire en analysant les représentations et les pratiques qui leur sont liées.

     

    Les représentations de la sexualité

    du malade mental

     

    Premier constat : lorsque les professionnels décrivent les répercussions de la maladie mentale sur l'individu, ils ne font pas référence d'emblée à la sexualité des malades qui paraît comme "oubliée" dans les discours si ce n'est par un seul infirmier sur les 80 interviewés.

     

    Deuxième constat : une différence apparaît entre les deux groupes professionnels quand la question leur est plus particulièrement posée puisqu'ils se rapportent alors à des savoirs différents.

    * Les infirmiers s'appuient tantôt sur des cas qu'ils ont rencontrés dans leur pratique, tantôt sur un savoir collectif pour apporter une réponse du type " tout le monde sait que ". Ils se fondent aussi parfois sur un savoir profane marqué par une conception hygiéniste des relations sexuelles, lesquelles, selon qu'elles sont présentes ou absentes, peuvent améliorer ou altérer l'état mental.

     

    * En revanche, les psychiatres se réfèrent à leur expérience clinique et à la formation qu'ils ont reçue. Leurs approches théoriques sont parfois divergentes. Ainsi, certains psychiatres, en référence aux théories psychanalytiques, évoquent la perturbation de la sexualité déterminante de la maladie mentale. Ce que d'autres réfutent.

     

    Même si les professionnels puisent dans des savoirs différents, leurs analyses sont sensiblement les mêmes. Ils définissent ainsi la sexualité des malades mentaux dans ses rapports à des normes comportementales qui permettent de repérer des modifications qualitatives et quantitatives.

     

    * Les modifications qualitatives voient s'opposer d'une part la sexualité déviante comme la sexualité perverse, criminelle, la pédophilie, l'exhibitionisme, etc. à la sexualité normale

    D'autre part, on oppose la sexualité passive à la sexualité active qui semble définir une sexualité normale où les rôles se distribuent entre femmes et hommes. Rendue acceptable quand le libre arbitre est avéré, cette opposition en psychiatrie, renvoie à une forme de domination de certains malades sur d'autres.

     

    * La sexualité des malades mentaux se définit par ses modifications quantitatives, où l'on oppose la sexualité pauvre ou absente à la sexualité débridée.

    La sexualité pauvre ou absente paraît le mieux définir la sexualité des malades mentaux, alors que la sexualité débridée fait figure d'exception.

     

    Ces modifications qualitatives et quantitatives sont mises en relation avec le caractère intrinsèque des malades mentaux, et avec leur environnement. Cette bipolarité, ainsi révélée, correspond à une opposition anthropologique fondamentale qui inscrit la sexualité humaine dans une relation dialectique entre la "nature" et la "culture" (Jeannière, 1961).

     

    L'environnement des malades mentaux participe à expliquer la déviance, la pauvreté ou l'excès de leur activité sexuelle.

    En premier lieu, la société est mise en cause parce qu'en discriminant les malades mentaux, elle fait d'eux des êtres socialement peu désirables, et elle les ampute du choix de leur partenaire sexuel qui ne se recrutera que dans la population des malades mentaux.

    En second lieu, l'hôpital, par l'interdit de relations sexuelles qui y règne, participe, comme l'affirment plus souvent les psychiatres, à faire obstacle à l'activité sexuelle des malades et à la limiter à la masturbation, ou bien, comme l'affirment plus fréquemment les infirmiers, il oblige les patients à avoir des relations sexuelles "à la sauvette" dans le parc ou entre deux rondes infirmières. En outre, par sa vocation d'accueil et par la promiscuité des locaux, l'hôpital favorise les rencontres multiples, l'homosexualité, la sodomie. Enfin, par son ouverture sur l'extérieur il permet le tourisme sexuel et favorise des réseaux de prostitution qui ont été découverts.

     

    Outre l'environnement, le caractère intrinsèque des sujets, explique leur sexualité, qui est analysée à la lumière de leur état psychique, affectif et physiologique.

    Nous observons alors l'opposition qui est établie entre la "maladie mentale" et la "sexualité", la première produisant l'annulation, l'exacerbation, ou la déviation de la seconde.

    Cette opposition constitue un modèle qui aide à définir

     

    * soit la sexualité humaine "Je crois que pour avoir une bonne sexualité, il faut déjà être bien soi-même pour pouvoir recevoir l'autre, et pouvoir donner à l'autre".

    * soit la sexualité des malades mentaux dans ce qu'ils ont de différent des non malades mentaux "Quand ils sont perturbés, leur relation à l'autre sexe est très perturbée ",

    * Soit enfin, elle permet enfin de relativiser la sexualité "anormale" des malades mentaux par comparaison avec la sienne "C'est pas si simple que ça de se voir, de se toucher, de s'aimer tous les jours..."

     

    De l'opposition entre maladie mentale et sexualité, il résulte deux aspects.

     

    Premier aspect, il s'opère une difficile articulation entre "raison", "désir" et "besoin", d'autant plus fragilisée qu'elle est plus ou moins amputée de ses deux premiers éléments. En effet, l'expression hors norme de l'activité sexuelle d'une part et la relation qui s'établit entre la perturbation de l'état psychique et celle de la sphère psycho-affective, d'autre part, conduisent à nier l'affectivité dans l'expression du désir, du plaisir et de l'amour.

     

    A la dé-raison et au més-amour, se superposent les pulsions sexuelles, plus ou moins évacuées par les psychiatres parce que l'activité sexuelle est faible et souvent absente chez les malades mentaux.

    Quant aux infirmiers, rendus observateurs par leur présence importante auprès des malades ou par la surveillance qu'ils doivent exercer, ils comparent l'expression du besoin physiologique comme acte de nature à la sexualité animale, pour traduire soit la sexualité publique des malades mentaux, soit la sexualité débridée des femmes.

     

    Deuxième aspect, de l'opposition maladie mentale - sexualité il s'ensuit que la vulnérabilité et la violence sont respectivement les deux expressions antagonistes des relations sexuelles qui se décrivent dans le rapport "passivité" versus "activité" qui reflète les caractéristiques féminines versus masculines. Il apparaît alors que si la sexualité débridée intéresse autant les hommes que les femmes, ce sont ces dernières qui sont stigmatisées. Quand les femmes occupent la place active de celle qui sollicite des relations sexuelles, le regret qu'elles expriment au décours de la phase maniaque ou les faibles rétributions qu'elles obtiennent en échange de relations sexuelles, comme des cigarettes, un bijou en toc, des bonbons, confirment le trouble mental et le schéma de passivité féminine. En revanche, c'est l'impuissance des hommes ou la sexualité passive des jeunes hommes psychotiques qui marquent les exemples.

    Autrement dit, les femmes qui ont une sexualité faible, font aussi peu parler d'elles que les hommes qui ont une sexualité débridée.

     

    Les pratiques

     

    Comme nous allons le voir maintenant, ces représentations s'enrichissent de valeurs professionnelles parfois divergentes qui, en l'absence de réflexion institutionnelle, entrent en conflit quand on analyse les pratiques. Pris dans un ensemble cohérent, ces éléments représentationnels sous-tendent l'approche thérapeutique comme autant de guides d'action. L'approche thérapeutique est surdéterminée par des normes institutionnelles et par les fonctions occupées. Les psychiatres se rapportent à leur rôle de prescription des conduites à tenir et au questionnement éthique qui se pose parfois, les infirmiers, à leur mise en application et à la difficulté qui en résulte.

     

    Premièrement, le devoir de protection des personnes en danger et, par suite, de maintien de l'ordre moral apparaissent comme des valeurs professionnelles et morales d'autant plus évidentes qu'elles sont nourries par une vision de l'activité sexuelle des malades mentaux caractérisée par sa violence et/ou par son expression " pathologique " débordante. Les médicaments participent alors à réguler l'activité sexuelle des patients.

     

    Par ailleurs, l'interdit de relations sexuelles apparaît comme une norme institutionnelle imposée par une majorité de psychiatres, de manière le plus souvent implicite en province et explicite à Paris. Il est statistiquement significatif, surtout chez les chefs de service et chez les psychiatres femmes. Il est fondé alors sur une conception médicale de la pathologie mentale qui confère au malade une forme de vulnérabilité et d'incapacité de jugement au moment de son hospitalisation. Outre la protection qu'il permet d'assurer, l'interdit apparaît comme une fonction symbolique structurante pour des patients destructurés. Quant à la souffrance produite par la maladie mentale on oppose la jouissance que permet la sexualité, il sert de rempart à la débauche.

     

    Statistiquement, les infirmiers se déclarent majoritairement en opposition avec ce principe de l'interdit et ils expriment leur impuissance pour le faire appliquer. Pourtant, ils en reconnaissent le bien-fondé quand le comportement sexuel des malades contrevient à leurs normes socio-culturelles et leur renvoie une image d'animalité. Ils accusent alors les psychiatres de ne pas les aider à le mettre en œuvre "les médecins disent c'est interdit : OK, c'est interdit ! Mais qu'est-ce qu'on fait ? "

    Quand la situation mentale paraît extrême - on évoque les femmes en phase maniaque ou le risque de contamination par le VIH - l'interdit de relations sexuelles semble ne pas suffire. Les professionnels s'accordent pour préconiser alors l'enfermement, voire, si son état mental le permet, l'éviction de certains malades comme le pervers infecté par le VIH parce qu'on s'attend à ce qu'il cherche à contaminer les autres patients comme une revanche contre le sort qui l'a accablé.

     

    Deuxièmement, le respect du sujet et de son intégrité s'applique à la sexualité des malades mentaux : "ne pas être intrusif", "ne pas se mêler de certaines choses", expliquent certains psychiatres, ce que les infirmiers confirment "Ce serait porter atteinte à la sphère privée et à l'intégrité de la personne !". Cette valeur professionnelle est d'autant plus efficiente qu'elle est alimentée par une vision plus ou moins déformée de l'activité sexuelle décrite comme plutôt apragmatique.

     

    Les effets secondaires des neuroleptiques sont alors reconnus pour entraver l'activité sexuelle, comme l'affirment une minorité de psychiatres et une majorité d'infirmiers qui expliquent ainsi les arrêts de traitement.

    Par ailleurs, la sexualité des malades mentaux, que l'on estime pauvre ou absente, conduit à ce qu'elle ne soit pas prise en considération.

     

    Le déni de relations sexuelles apparaît alors comme une manière de ne pas affronter la réalité. C'est le risque de contamination par le VIH qui a obligé à s'interroger. Les infirmiers mettent en cause la culture hospitalière qui fait régner un tabou sur la sexualité dans les services de soins. Ils reconnaissent alors qu'ils n'intègrent pas les problématiques sexuelles des malades dans les démarches de soins et ils remettent en cause chez eux un sentiment de pudeur que leur formation initiale ne les a pas permis de dépasser. Selon eux, le malaise est comparable chez les psychiatres.

     

    Troisièmement, le respect de la liberté du sujet, constitue une valeur humaniste d'autant plus active qu'elle est confortée par une vision de la sexualité des malades mentaux comme une expression de nature. Ceci conduit à évoquer la contraception chez les femmes, parfois les méthodes abortives ou stérilisantes, pour permettre à la sexualité de s'exercer sans que la procréation puisse en être la consécration.

     

    Le "laisser faire" paraît la réponse la mieux adaptée à la sexualité de nature, reconnue souvent explicitement chez les infirmiers et plus implicitement chez les psychiatres quand ils se réfèrent aux temps et aux lieux d'hospitalisation.

    Ainsi, les durées excessives des hospitalisations justifient un laisser faire dans les conduites à tenir, surtout si les patients sont chroniques et désocialisés. Par ailleurs on insiste sur la localisation géographique, l'interdit de relations sexuelles ne s'appliquant pas à "l'extérieur" de l'hôpital selon certains, "à l'extérieur" du service selon d'autres. Enfin, quelques psychiatres reconnaissent la valeur thérapeutique de la transgression de l'interdit.

    Ceci conduit à une forme de tolérance inavouée à laquelle les infirmiers répondent par leur malaise quand ils découvrent deux patients dans le même lit lors de leurs rondes nocturnes. Leur sensibilité personnelle, plus qu'une politique de soins, leur dicte alors la conduite à tenir : certains sont interventionnistes quand d'autres font comme s'ils n'avaient rien vu.

     

    Notons en quatrièmement que la dimension affective n'est jamais prise en compte dans les pratiques pour permettre une forme d'éducation à la sexualité où le patient apprendrait à écouter son propre désir et à respecter celui de son partenaire.

     

    Pour conclure, je rappellerai que certains chercheurs ont pu mettre en évidence (Apostoldis, 1993) que la représentation de la sexualité distingue les " pratiques sexuelles ", des " pratiques amoureuses ". Mais dans le cas des malades mentaux, la représentation de la sexualité annule les " pratiques amoureuses " pour ne conserver que les "pratiques sexuelles".

    Autrement dit, cette représentation de la sexualité des malades mentaux s'éloigne du modèle anthropologique de Jeannière (1961) selon lequel la sexualité humaine ne peut s'épanouir que dans une dialectique amoureuse, modèle qui laisserait cependant courir le risque que la procréation soit admise.

     

    Ces représentations de la sexualité du malade mental sont marquées par un enracinement certes professionnel quand on se réfère à la pathologie mentale, parfois sociologique quand on reconnaît les effets iatrogènes de l'enfermement, mais aussi profane, empreint des normes socioculturelles quand on se réfère à la sexualité de nature et au partage des sexes dans l'activité sexuelle. Il résulte de ces différents enracinements, des attitudes contradictoires et des pratiques incertaines qui pose le problème de l'efficacité du soin en maintenant le respect des libertés individuelles et, quand on pense au sida, qui priorisent soit la collectivité soit l'individualité. Ce qui débouche sur les trois modes d'action : contrôle, déni ou laisser faire, qui n'ouvrent pas sur des projets éducatifs ce qui peut interroger. Mais sans doute s'agit-il là d'un autre débat, débouchant sur des conceptions du soin souvent divergentes, où le conflit entre les aspects thérapeutiques et éducatifs de la prise en charge n'est pas toujours résolu.

     

    Bibliographie

     

    * Jeannière, A. (1961). Anthropologie sexuelle. Aubier, Montaigne.

    * Jodelet, D. (1989). (sous la direction de). Les représentations sociales. Paris, Puf.

    * Jodelet, D. (1989). Folies et représentations sociales. Paris, Puf.

    * Moscovici, S. (1961). La psychanalyse, son image, son public. Paris, Puf (2ème Ed°. 1976)

    * Patin, B. (1998). Maladie mentale et infection à VIH. Représentations et comportements en milieu psychiatrique. Rapport final de recherche à l'ANRS, Paris.

     

    Notes

     

    1 - Ils sont répartis en 16 hommes et 24 femmes, sachant que 30 travaillent en intra-H et 10 en extra-H (principalement en hôpitaux de jour).

    2 - Ils sont répartis en 32 hommes et 8 femmes, sachant que 11 d'entre eux sont chefs de service, et 29 sont assistants, praticiens hospitaliers ou autres.

     

    *Laboratoire de psychologie sociale. EHESS Paris


    Sommaire

    Approche statistique et complexité en psychiatrie

     

    Bruno Falissard*

    La méthodologie de la mesure en psychiatrie est issue actuellement, pour l'essentiel, de la psychométrie ; cette discipline bénéficiant, en effet, d'un siècle de recherches et de réflexions approfondies, appliquées au champ de la psychologie, naturellement proche de celui de la psychiatrie.

    La psychométrie, souvent appréhendée à partir des outils statistiques fameux qu'elle a développés (analyse factorielle par exemple), repose dans les faits sur des bases et présupposés qu'il importe de connaître car ces derniers façonnent implicitement les mesures que l'on obtient, et par là même se traduisent par une vision particulière des phénomènes psychopathologiques que l'on étudie. On peut, de façon assez caricaturale, énumérer ces présupposés de la façon suivante :

    1. Mesurer l'intelligence ou l'anxiété par la simple question : ce sujet est-il intelligent ou anxieux ? cela n'aboutit à rien. Plus précisément, tout les observateurs ne s'accordant pas sur le sens à donner à ces termes, l'accord interjuge que l'on obtient en pratique est mauvais, les mesures que l'on obtient finalement sont donc inutilisables pour un travail scientifique.

    2. A partir de cette constatation, un postulat est posé : "l'anxiété (pour ne reprendre que cet exemple), c'est une commodité de langage mais ça ne veut rien dire ; ce qui veut dire quelque chose c'est l'ensemble des faits observables (encore faudrait-il définir un fait observable...) que l'on peut associer à l'anxiété".

    3. Ce postulat est complété par le postulat suivant : "l'ensemble des faits observables associés à l'anxiété ne prend un sens véritable qu'au travers des relations de cet ensemble avec d'autres ensembles de faits observables" (en pratique ces autres ensembles de faits pourront être des épreuves électrophysiologiques, des mesures biochimiques, d'autres mesures "psychiatriques" telles que la dépression, etc.).

    4. Pourquoi de tels postulats ? On peut trouver, au premier, deux raisons. En premier lieu, des faits observables aboutissent à un meilleur accord interjuge ; en second lieu, si l'on fait la somme d'un (grand) nombre de mesures reflétant le même phénomène, les particularités de ces différentes mesures s'éliminent mutuellement alors qu'émerge ce qu'elles ont en commun (le phénomène à mesurer).

    Quant au second postulat, il est introduit dans le but de résoudre le paradoxe suivant : si l'anxiété ne veut rien dire comment définir les faits observables qui lui sont associés ?... La réponse proposée par les psychométriciens au travers de ce second postulat est alors :

    - si je dispose, a priori, d'un ensemble de concept mal définis (ou plutôt définis seulement à partir du sens commun ou clinique), si je peux néanmoins faire des hypothèses sur les relations qu'entretiennent ces concepts,

    - si, dans un second temps, j'arrive à exhiber des mesures plus "scientifiques", proches de mes concepts initiaux mal définis et qui vérifient en outre les mêmes relations,

    - alors je suis en droit de penser que mes mesures "scientifiques" sont bien un reflet "valide" de mes concepts initiaux mal définis...

    On remarquera, en premier lieu, sur un plan épistémologique, que cette heuristique s'inscrit dans une démarche hypothetico-déductive : hypothèses (sur un concept/instrument et un ensemble de relation) - expérience - validation des hypothèses.

    On remarquera, dans un second temps, que le psychométricien est tenu de valider simultanément le concept/instrument et l'ensemble de relations. En effet, si l'expérience réfute une des relations postulées au départ, on ne peut savoir si cela provient de la médiocrité de (ou des) l'instrument(s) utilisé(s) ou de l'inadéquation des relations proposées. Ce problème est au cœur du concept de "construct validity" que l'on rencontre souvent dans la littérature psychométrique.

    Les notions statistiques de "consistance interne", de "fiabilité" ou encore de "fidélité" (associées à la part que représente le phénomène à mesurer dans le score global issus des faits observables, ou de façon équivalente au complément de la part de l'erreur de mesure) sont directement issus des points énumérés ci-dessus. Il en est de même des notions d'uni ou de multidimensionalité : les psychométriciens, au moyen de modèles mathématiques astucieux, ont réussi à déterminer le nombre d'entités élémentaires cachées derrière un ensemble de faits observables que l'on a intuitivement envie de voir regroupés (l'intelligence est elle une ou multiple ?... Et la dépression ?...). Au bout du compte apparaît la possibilité de définir implicitement, à partir de ces notions de "fiabilité", "d'unidimensionalité" et de "construct validity" ce qu'est une mesure "valide".

    Une telle démarche est incontestablement à l'origine de progrès considérables, et pourtant...

    Et pourtant, comment se fait-il que dans les essais thérapeutiques les plus sérieux (et les plus coûteux) évaluant l'efficacité d'un nouvel antidépresseur (par exemple), une échelle globale de type CGI (pour "Clinical Global Impression", avec une question du type : le patient est-il amélioré : un peu, beaucoup, etc.) est-elle utilisée au même niveau qu'une des échelles de référence du type échelle de Hamilton ou MADRS ? Comment ce fait-il qu'en 30 ans de recherche en mesure de la dépression, on ne soit pas parvenu à faire perdre tout intérêt à un instrument d'allure si fruste, et pour le moins psychométriquement incorrect ?

    Il y a peut-être, derrière cette question, des points méritant réflexion. Essayons d'émettre quelques hypothèses :

    1. Considérons qu'après 30 ans de recherche (active) dans la psychométrie de la dépression, il y a peu de progrès véritables à attendre d'une telle approche.

    2. On peut alors penser que le recours persistant à une évaluation globale de type CGI traduit le fait que les "faits observables" associés à ce que l'on nomme dépression sont dans l'impossibilité d'épuiser ce que nous entendons tous plus ou moins par ce terme (et l'on retrouve le mythe d'un tout qui ferait plus que la somme de ses parties...). Si tel est le cas, deux situations peuvent se présenter :

    3. Soit une évaluation globale type CGI est définitivement inacceptable sur un plan métrologique et une impasse apparaît : une dépression doit être évaluée au moyen de faits observables dont on sait pourtant qu'ils sont inexorablement incomplets.

    4. Soit cette même évaluation globale est, en réalité, acceptable (et acceptée dans les faits, d'ailleurs), et l'on est alors en droit de se demander pourquoi une telle évaluation est, au bout du compte, psychométriquement incorrecte.

    Revenons sur le point numéro 2 :

    Les psychométriciens ont rejeté les évaluations globales de dépression du fait du désaccord qui existe entre les cliniciens quant au concept de dépression. On remarquera d'ailleurs que pour pallier ce problème, les psychiatres ont actuellement recours à la sémiologie, avec des inconvénients prévisibles et décrits plus haut : la sémiologie correspond en effet bien souvent elle aussi, à "des faits observables"... or de tels faits observables (les signes) sont susceptibles de ne pas épuiser les entités pathologiques qu'elles décrivent (la sémiologie n'est ni nécessaire ni suffisante).

    Le recours à la sémiologie n'est néanmoins peut-être pas le seul recours envisageable, il existe d'autres stratégies d'investigations cliniques, dont certaines privilégient l'appréciation du malade dans sa globalité : la psychiatrie phénoménologique en est un exemple. Il se peut que le perfectionnement de tels domaines puisse aboutir à des stratégies d'évaluation globales valides.

    Quant au point numéro 3 :

    Il n'est pas sûr que ce soit par la médiocrité de leur qualité métrologique que les évaluations globales soient véritablement ressenties comme " non valides ". En effet, la mesure d'une tension artérielle au brassard n'est pas beaucoup plus précise que la mesure de l'amélioration d'une dépression par une échelle globale de type CGI. Or de tels tensiomètres sont largement et quotidiennement utilisés sans hésitation ni questionnement. Pourquoi ? Peut-être parce que toute personne interprétant un chiffre tensionnel recueilli au brassard peut se faire une représentation de cette mesure grâce à une théorie de l'hémodynamique qu'il possède au moins implicitement (le cœur pompe le sang, les vaisseaux, élastiques, se gonflent, la pression augmente, le ballonnet du brassard voit sa pression augmenter en conséquence, etc.). Ainsi, même, si cette personne sait que le cœur ne battra pas de la même façon suivant que c'est telle ou telle l'infirmière qui fera le geste (ce qui est à l'origine d'une certaine variabilité de la mesure), cette variabilité est intégrée dans une théorie, un schéma explicatif rassurant, la représentation et l'interprétation de la mesure en sont aussitôt facilitées.

    On peut alors penser qu'une évaluation globale en psychiatrie gagnerait à s'asseoir sur une théorie du fonctionnement mental, conscient ou inconscient (et ces théories existent, bien évidemment...).

    On peut finalement être surpris de voir comment la statistique, et notamment la psychométrie, peuvent ainsi nous aider à faire progresser la psychiatrie, tant par leurs limites, que par leurs potentialités....

    * Université Paris Sud - Paul Brousse


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    Dans l'éditorial du numéro 18 (septembre 98) de Pour la Recherche, Claude Veil et Jean-Michel Thurin se préoccupaient des dangers que comporte la sur-implication économique de la presse scientifique "Pour les prochaines années, deux types d'évolution sont plausibles. Le premier schéma évolutif qui commence à se dessiner est celui d'une concentration de plus en plus serrée conduite par quelques firmes commerciales d'édition, dont la logique est évidemment financière. On assiste actuellement à un glissement. Pendant de longues années, les éditeurs de contenu (sociétés savantes, groupes rédactionnels) ont été les maîtres d'oeuvre de la publication, alors que les firmes d'édition géraient la finalisation et la distribution. Aujourd'hui, dans bien des cas, la situation s'est inversée, de telle sorte que le rouage essentiel devient celui qui distribue. Il peut tôt ou tard (même si, au départ, la coopération porte des fruits appréciables) décider souverainement de ne plus produire une revue, selon des critères de rentabilité et sans excès d'égards vis-à-vis des critères scientifiques."

     

    Dans Le Monde du 4 août 99, cette inquiétude se trouve confirmée par la réalité "Rédacteur en chef de la plus prestigieuse revue médicale au monde, le New England Journal of Medicine, Jerome Kassirer a été contraint à la démission pour s'être opposé à la stratégie commerciale de l'actionnaire. Ce limogeage soulève la question de l'indépendance de ce type de presse face aux pressions économiques.".


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