Recherche qualitative

Editorial - Le Comité de rédaction
Micro trottoir sur les termes et une proposition de définition
Mesurer la subjectivité en psychiatrie - B Falissard
Quelques repères pour l'analyse qualitative du discours - M Thurin
Du quantitatif au qualitatif : de la sévérité de la dépression au "besoin d'hospitalisation" - S Friedman
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Comité de Rédaction et remerciements



Editorial - Le Comité de Rédaction -

La question des places respectives du qualitatif et du quantitatif est plus que jamais posée pour la recherche en psychiatrie aujourd’hui. Ce numéro se propose de lancer les bases d’une réflexion sur ce sujet, sans prétendre l’épuiser*.
L’usage de ces termes est d’ailleurs variable. On opposera ainsi le recours à un questionnaire, qui additionnera la présence de symptômes ou de facteurs de risques pour déterminer un diagnostic ou une action (quantitatif), à l’approche clinique qui va qualifier, hiérarchiser et situer chaque signe dans le contexte de la situation dans laquelle il apparaît et de l’expérience de la communauté thérapeutique (qualitatif). On va également distinguer l’approche sur de grandes populations qui permet, par exemple, de vérifier l’impact des conditions économiques, du stress issu d’une catastrophe ou des conditions de travail (quantitatif), de celle qui va essayer de comprendre à partir de cas au singulier pourquoi certaines personnes vont échapper à la « loi générale » ou réagir différemment des autres. Sans parler d’un raccourci actuel qui serait d’associer le terme quantitatif à l’idée de coût, de productivité et d’anonymat, le différenciant ainsi du qualitatif de l’artisan qui vise la qualité, le beau travail, plutôt que la quantité.

Cette distinction est compliquée par l’association des termes quantitatif et qualitatif à ceux d’objectif et de subjectif. De façon un peu caricaturale, l’objectif, le mesurable, le quantifiable serait aux antipodes de la vertu de l’intuitif, du subjectif et du qualitatif, attributs de la vraie relation humaine. Il est vrai qu’en sciences humaines, on ne travaille jamais sur de vraies données quantitatives. Ce sont toujours des conventions. On ne travaille pas sur le sujet, mais sur sa trace qui peut emprunter différentes formes : textes, créations, comportements, entretiens,... Mais pourrait-on soutenir que le clinicien le plus habile ne mesure véritablement rien ? Comment, par exemple, va-t-il différencier une souffrance psychique significative d’une pathologie psychiatrique grave, de celle qui va apparaître dans des circonstances existentielles particulières ? Il le fera dans sa description d’une souffrance froide, silencieuse ou peu exprimée, contrastant avec celle où l’affect et les cris envahissent la scène. Ici, le quantitatif est paradoxal, mais il conduit bien à évoquer une connaissance acquise et à déterminer une action adaptée. La clinique devient alors une discipline discriminative par excellence, impliquant non seulement des variables très fines, mais aussi ses propres perceptions « subjectives » - également très objectives - sous la forme par exemple d’une angoisse ou d’une fatigue.

Le reproche que font les tenants du qualitatif par rapport au quantitatif ne serait-il pas finalement celui de la finesse de la mesure ? On comprendra volontiers que le clinicien n’ait que très peu envie de passer par des échelles. Ce serait pour lui une énorme perte par rapport à son accumulation d’expérience. Cela serait revenir en arrière. Mais cette observation (et le sentiment qui l’accompagne), ne devient-elle pas alors un formidable enjeu, celui de participer à l’évolution de la recherche qui part d’un objet global, pour arriver à un objet très différent où interviennent de multiples variables ?
Au delà, évidemment, reste une question plus triviale, celle de déterminer plus précisément les champs d’application et les limites d’études plutôt quantitatives par rapport à celles qui sont plutôt qualitatives, sachant que cette détermination n’est jamais exclusive et que l’une sert souvent à l’autre. Trois articles ouvrent la réflexion sur ces questions autour de l’appréhension de la subjectivité en recherche


Que recouvrent pour vous les termes qualitatif et quantitatif appliqués à la recherche ?
Le comité de rédaction de PLR a réalisé un micro-trottoir

En voici un extrait à partir des réponses, d’infirmières, d’une assistante sociale, de médecins et d’un psychologue, Pierre Gaudriault, qui nous propose un texte intéressant.

Infirmières
1 - Quantité : de l’ordre de la mesure ; qualité : tout ce qui concerne le contenu de l’objet et la façon dont il est fait. Il faut les deux approches pour l’étude d’un objet .
2 - « je ne sais pas »
3 - quantitatif : c’est de la recherche sur beaucoup de monde ; qualitatif : c’est vérifier la qualité de la recherche
4 - quantitatif : je ne comprends pas ; qualitatif : c’est une recherche sur la qualité d’une étude.

Assistante sociale
Quantité : basée sur des chiffres. Les statistiques ne peuvent être fiables que sur des chiffres. Fait appel à l’objectif, par exemple : nombre de patients vus 4 fois en consultation ; ce qui peut être sorti par une machine d’une façon brute et froide.
Qualité : basée sur des critères subjectifs ; concerne le savoir-faire. Domaine qui est sujet à interprétation par exemple « Quel intérêt il y a t-il eu à voir les patients 4 fois en consultation ». Fait appel à l’être humain.

Médecins
1 - Quantité : Domaine de l’épidémiologie et de la statistique. Permet de mesurer la sévérité clinique de la maladie ; par ex., le délai moyen de survie ou l’âge de début de la maladie ; Qualité : en rapport avec l’évaluation clinique. Un trait, un phénotype. Recherche d’un caractère dichotomique, être atteint ou ne pas être atteint. Un trait qualitatif peut-être simple, lié à un seul mécanisme ou complexe, lié à plusieurs mécanismes.
2 - quantitatif : cela ne veut rien dire ; qualitatif : c’est une recherche de qualité !
3 - quantitatif : cela n’existe pas ; qualitatif : c’est une recherche sur la qualité de vie !
4 - quantitatif : c’est de la recherche avec des échelles ; qualitatif : c’est de la recherche avec des diagnostics
5 - quantitatif : c’est de la recherche sur des données objectives ; qualitatif : c’est de la recherche variant selon les chercheurs.

Psychologue
Que vaut-il mieux ? La question est fondamentale, on ne saurait la trancher sans entrer dans une polémique passionnelle, ce qui est évidemment la meilleure chance de s’aveugler. L’unité de la psychologie et de ses méthodes, prônée par Lagache, a donné lieu à tant de railleries qu’il vaut mieux admettre comme un fait l’éparpillement des manières de penser cette discipline et donc ses avancées, c’est-à-dire, toutes démarches de sa recherche. Repérons au moins un vieux clivage qui semble bien avoir été constituant de la psychologie dès ses origines : psychologie spiritualiste avec Maine de Biran, Cousin, Jouffroy, etc... d’un côté, et de l’autre, psychologie empirique avec Taine, Ribot et quelques autres, dans le sillage de la psychologie associationniste anglaise. Ce n’est rien moins que l’origine des observations, des méthodes de recueil des faits, des manières de les lier ensemble et donc de les théoriser : c’est d’un côté, les tenants de l’âme qui reconnaissent des siècles de philosophie fondée sur l’introspection et l’intuition de penseurs éclairés ; c’est de l’autre, de hardis observateurs qui croient pouvoir créer une science psychologique stricte, en empruntant à la biologie ses protocoles d’étude et font une rupture brutale avec la philosophie qu’ils osent considérer comme de la littérature ! Tout ça n’a pas disparu aujourd’hui. Mais il s’est ajouté la révolution subjective du début de ce siècle qui, avec les gens de l’école de Nancy, puis avec Freud, ouvre un champ nouveau au fait psychologique, inscrit autant dans l’inconscient d’un sujet que dans sa reviviscence relationnelle à l’instant même où il peut être observé. Alors, la dichotomie entre psychologie subjectivante et psychologie objectivante s’approfondit. Plus que jamais, les frères ennemis de la psychologie s’affrontent, c’est Freud contre Piaget, c’est Rogers contre Skinner. Plus récemment, de laborieuses tentatives de rapprocher neurosciences et psychanalyse aboutissent à l’évidence de l’échec. La recherche des uns est dérisoire pour les autres, les faits observés sont sans commune mesure, la généralité des processus de connaissance est mise en cause, la brouille entre chaque camp discrédite la discipline toute entière.

Quelques maîtres à penser ont préparé cette démolition : Canghilhem, Lacan, Foucault, ont fustigé toute démarche psychologique ramenée à des visées « policières » ou des « platitudes syncrétiques ». Faut-il ne rien chercher à savoir sur la psyché de l’Homme ? Les chercheurs en psychologie, de tous bords, ne sont-ils qu’au service de l’oppression de l’Homme par l’Homme ? Non, de tels arguments socio-politiques ne suffisent pas à réduire les psychologues au silence.

Guillaumin, a prophétisé l’incomplétude inéluctable de tout savoir psychologique : entre données subjectives et données objectives, il y a rupture ; or cette rupture ne partage pas deux camps, mais chacun d’entre nous au coeur même de sa démarche de recherche. Une psychothérapie est une recherche mais dans un sens d’élucidation intersubjective au coeur d’une relation spécialisée ; une étude quantitative est une recherche mais dans un sens qui se fond plus sur la cohorte que sur l’individu. Pour avancer, nous avons besoin des deux ; admettons le. Créons des postes de cliniciens-chercheurs, favorisons la coopération entre cliniciens et chercheurs. Cette bipolarité est peut-être le trait le plus énigmatique mais aussi le plus créatif de la recherche dans notre discipline. P. G.

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Recherche qualitative : une proposition de définition

« La recherche qualitative dont la finalité scientifique*, peut avoir des finalités exploratoires et descriptives, mais également explicatives, prédictives ou d’ingénierie.

Elle porte sur des données « riches » acquises selon des méthodes empiriques (observations, participations, entretiens, textes, tests, etc.) auxquels on applique des traitements de type qualitatifs (description de cas, analyses typologiques, analyse de contenu, etc.) et plutôt intensifs qu’extensifs.

Dans la « recherche qualitative structurée (ou moderne) » ou encore « field research », les données sont catégorisées avant d’être analysées selon les techniques des matrices ou des graphiques.

Leurs résultats reçoivent une validation interne (critères de fiabilité et de crédibilité) ou externe (par confrontation à une approche quantitative).

Les méthodes qualitatives peuvent être utilisées en association à des méthodes quantitatives ou formelles ».

* (selon Marshall C. et Rossman G. « Designing qualitative research ». Londres : Sage, 1995, cité par Daniel K. Schneider, Institut des Hautes Etudes en Administration Publique, Genève)


Mesurer la subjectivité en psychiatrie [1]
Dr Bruno Falissard *

Quand on s’interroge sur les éventuelles particularités d’une recherche scientifique en psychiatrie, un premier point vient immédiatement à l’esprit : celui du caractère subjectif des mesures réalisées dans cette discipline.
En effet, si la psychiatrie est la spécialité médicale s’intéressant aux maladies mentales, la recherche en psychiatrie s’intéresse avant tout au malade envisagé comme sujet pensant et non comme objet pensé. La recherche en psychiatrie est donc une recherche s’inscrivant par essence dans la subjectivité [2]. Une question d’ordre épistémologique se pose alors : les mesures « subjectives » (mesures de tristesse, d’anxiété, de symptomatologie délirante, etc.) sont-elles fondamentalement différentes des mesures « objectives » (masse, taille, tension artérielle, etc.) ? C’est à cette question que nous allons maintenant essayer de répondre.

1. Mesures objectives, mesures subjectives : les différences

Au premier abord, les différences entre ces deux types de mesure conduisent à la même conclusion pessimiste : une mesure subjective, contrairement à une mesure objective, ne peut raisonnablement pas accéder à un statut scientifique. Curieusement, cependant, dès que l’on examine les arguments pouvant nous venir à l’esprit en faveur de cette impression, le point de vue n’apparaît plus aussi tranché.

On pourrait ainsi remarquer en premier lieu qu’« un attribut subjectif ne correspond à rien de concret, tout juste à un mot, qui plus est au sens généralement imprécis ». Il serait donc illusoire d’espérer en obtenir une mesure scientifiquement acceptable. Prenons l’exemple de la tristesse. Il est vrai que, curieusement, il est difficile d’en obtenir une définition [3], mais est-ce pour cela que le sens de ce mot est imprécis ? Bien au contraire. La tristesse est un sentiment élémentaire que tout être humain a déjà éprouvé. Il suffit, en fait, que je dise : « je suis triste... » pour que n’importe quelle personne sache exactement ce que je ressens. Pour le moins, on ne peut voir ici aucune imprécision.

Au delà de ce premier argument, on pourrait aussi remarquer que : « par définition, un élément subjectif est relatif à ce que ressent un individu ; or, il est impossible d’avoir la moindre preuve qu’une personne ressent bel et bien ce qu’elle dit ressentir » (si tant est que « ressentir bel et bien quelque chose » ait un sens). Il serait donc de nouveau impossible d’espérer obtenir une mesure scientifiquement acceptable de l’élément subjectif en question. Trois objections peuvent néanmoins être formulées à l’encontre de cet argument.

La première est classique mais peu satisfaisante : on pourrait ne travailler que sur ce que dit l’individu et non sur ce qu’il est censé ressentir. Nous retrouvons ici une attitude proche de celle préconisée par les tenants de la théorie opérationnelle de la mesure, théorie que nous avons écartée plus haut : cela ne sert à rien de demander à quelqu’un s’il est triste, si c’est pour discuter du seul contenu de son discours et s’interdire de faire la moindre interprétation des sentiments qu’il dit éprouver.

La deuxième objection à opposer au manque de crédibilité d’un sujet dont on étudie certains paramètres subjectifs est pratique. Pour des questions sans véritable enjeu, si la réponse est recueillie dans un environnement de confiance, il est peu probable que le sujet exprime quelque chose de véritablement différent de ce qu’il éprouve.

La troisième objection consiste en un artifice méthodologique, celui de l’hétéro-évaluation (terme signifiant que la mesure sera effectuée à partir de l’observation d’un tiers et non à partir de l’évaluation du sujet par lui-même). Le principe d’une mesure subjective obtenue par hétéro-évaluation repose sur une aptitude humaine largement partagée : l’empathie. Quand deux personnes discutent suffisamment longtemps, en toute confiance, dans un environnement calme et sécurisant, elles parviennent chacune, plus ou moins consciemment, à ressentir intérieurement, a minima, ce que l’autre ressent. Pour évaluer une caractéristique subjective de l’une, il peut suffire, alors, d’interroger l’autre ; si cette dernière fait en outre partie des expérimentateurs, on peut alors espérer que ce qu’elle rapporte est un fidèle reflet de ce qu’elle perçoit. Le biais du manque de crédibilité du sujet exploré est ainsi, en théorie, en grande partie éliminé. On pourra remarquer qu’un tel type de mesure, s’il peut paraître surprenant (le sujet exploré étant, a priori, le plus apte à rapporter ce qu’il ressent), est parfois particulièrement adapté aux mesures effectuées en médecine : en psychiatrie c’est souvent une évidence (un patient mélancolique et délirant aura bien du mal à se représenter et à rapporter avec justesse la qualité de ses émotions) ; plus généralement, le fait même d’être malade est susceptible de biaiser l’appréciation que le sujet porte sur certains de ses états propres subjectifs.

Un troisième argument susceptible d’opposer les mesures subjectives aux mesures objectives pourrait être : « quelle qu’en soit la cause, les mesures subjectives ne disposeront jamais d’un niveau de précision comparable à celui de la physique, par exemple ; l’écart est tel qu’aucune discipline de la subjectivité ne pourra espérer atteindre un stade véritablement scientifique ».

Il est vrai que le niveau actuel de précision des mesures subjectives (en santé tout particulièrement), quand on peut le déterminer, est souvent médiocre ou mauvais. Mais cela est-il rédhibitoire quant à la scientificité des disciplines de la subjectivité ? Rien n’est moins sûr : d’une part certaines mesures objectives sont d’un niveau de précision équivalent (la tension artérielle mesurée au brassard en est un exemple) ; d’autre part, les mesures subjectives sont susceptibles de progresser, et ce d’autant plus que l’on observe une évolution parallèle des paradigmes de mesure dans les disciplines de la subjectivité et dans les sciences les plus « objectives », la physique notamment.

2. Mesures objectives, mesures subjectives : les convergences

Dans ce qui suit, nous allons voir comment les méthodes de mesure objectives ou subjectives traduisent au départ une simple impression : on peut alors parler de mesure « impression ». Ces méthodes évoluent ensuite en recourant à un étalonnage : on peut parler ici de mesure « étalon ». Finalement, la méthode de mesure s’intègre dans un système théorique où l’on ne peut plus différencier les processus de mesure des concepts à mesurer : d’où, cette fois, le terme de mesure « théorie ».

Imaginons l’expérience suivante : on vous présente un sac rempli d’objets divers. Vous le soupesez et devez vous prononcer sur sa lourdeur. Si l’on vous interdit de vous référer même indirectement à une unité de poids, comme le kilogramme, vous allez devoir vous contenter d’expressions du type : « c’est très lourd », « peu lourd », etc. En fin de compte, cela ne vous éloignera pas beaucoup de certains instruments de mesure subjective couramment utilisés dans le domaine de la santé ; c’est le cas, par exemple, d’une échelle d’impression clinique globale comme la CGI (Clinical Global Impression) [4]. Dans le cas de la dépression, cette échelle prend la forme suivante : En fonction de votre expérience clinique totale avec ce type de patient, quel est le niveau de gravité de l’état dépressif du patient ? Non évalué (0) ; Normal, pas du tout malade (1) ; A la limite (2) ; Légèrement malade (3) ; Modérément malade (4) ; Manifestement malade (5) ; Gravement malade (6) ; Parmi les patients les plus malades (7).

Revenons à notre expérience imaginaire de pesée. Pour se prononcer sur la lourdeur du sac, on peut, dans le but de préciser son impression, indiquer qu’il est lourd « comme deux ou trois gros dictionnaires ». Cependant, on introduit alors implicitement l’ébauche d’un système d’étalonnage, ce qui constitue un saut qualitatif indéniable dans la conceptualisation de la notion de mesure : cette dernière n’est plus la simple apprécia-tion d’une impression du type « c’est très lourd », « peu lourd », etc., mais une comparaison avec la lourdeur d’objets de référence. Si l’on conçoit le stade de l’étalonnage [5] comme un nouveau paradigme de mesure, on remarquera que les mesures subjectives ne manquent pas d’y recourir. À titre d’exemple, on peut citer chaque item de l’échelle de dépression de Hamilton. L’item de culpabilité se présente ainsi de la façon suivante :
Choisir la définition qui caractérise le mieux le malade et cocher la case correspondante. À propos des sentiments de culpabilité : Absents (0) ; S’adresse des reproches à lui-même, a l’impression qu’il a causé des préjudices à des gens (1) ; Idées de culpabilité ou ruminations sur des erreurs passées ou sur des actions condamnables (2) ; La maladie actuelle est une punition. Idées délirantes de culpabilité (3) ; Entend des voix qui l’accusent ou le dénoncent et/ou a des hallucinations visuelles menaçantes (4). Chacune des modalités de réponse de cet instrument peut être considérée comme la référence d’un certain niveau de culpabilité, ce qui correspond bien au principe d’un d’étalonnage, qui, dans ce dernier cas, est assez limité. Un expérimentateur désireux de l’améliorer pourrait multiplier le nombre de réfé-rences, mais cela risque d’être rapidement difficile. De plus, un certain niveau d’indécision apparaît généralement si l’on augmente le nombre de modalités de réponse : il devient en effet difficile de déterminer avec certitude le niveau qui correspond le mieux à notre sentiment intérieur quand les échelons sont trop peu différents.

Dans un même ordre d’idée, on remarquera que les physiciens ont rencontré des difficultés avec le paradigme d’étalonnage (pour des niveaux de précision radicalement différents, bien entendu) : le mètre, défini en 1799 au moyen d’un prototype unique déposé au pavillon de Breteuil, a, au fil des ans, posé des problèmes de reproductibilité rendant difficiles certaines expériences de physique de haute précision. Une nouvelle définition a été adoptée en 1983 : le mètre devient alors « la longueur du trajet parcouru dans le vide par la lumière pendant une durée de 1/299 792 458 seconde ». Cette nouvelle définition marque une rupture épistémologique majeure en métrologie : l’étalon n’est plus un simple niveau de référence auquel on peut comparer l’objet que l’on souhaite mesurer, il fait partie intégrante d’une théorie au sens fort du terme. En effet, cette définition du mètre implique que la vitesse de la lumière dans le vide est une constante, ce qui est un postulat tellement peu anodin qu’il est en totale contradiction avec le sens commun. La vitesse d’un objet n’a, en effet, de sens que par rapport à un observateur donné : une voiture roule à 100 km/h par rapport à un observateur immobile sur la route, alors que la vitesse de cette même voiture est nulle par rapport à l’un de ses passagers. Il est donc nécessaire de montrer que la vitesse de la lumière dans le vide est une constante. Cela ne peut se faire que très indirectement, par exemple en observant, dans des conditions expérimentales précises, les franges d’interférence d’une lumière monochromatique (expérience de Michelson). Or, l’interprétation d’une telle expérience n’est possible qu’en acceptant le fait que la lumière présente, au moins pour certains de ses aspects, un caractère ondulatoire, ce qui, de nouveau, doit être prouvé, etc. En outre, ces expériences nécessitent toutes la mesure de distances, ce qui implique en particulier de disposer d’une définition du mètre !

En fin de compte, actuellement, la validité de la méthode de référence utilisée pour mesurer une longueur, voire le concept de longueur lui-même, est totalement dépendante de la validité de la théorie physique contemporaine dans son ensemble. Nous sommes donc en présence d’un nouveau type de paradigme de mesure, fondé sur une théorie de la grandeur que l’on souhaite mesurer.

De nombreux instruments de mesures subjectives en psychiatrie relèvent d’un tel paradigme. C’est notamment le cas des instruments à plusieurs items où la mesure est obtenue à partir de la sommation des scores obtenus à chacun des items : la validité de ces instruments est en effet directement liée au choix des items retenus dans l’instrument, ce choix traduisant l’adhésion à une théorie, que l’on nomme classiquement théorie définitoire.

Au total, il est donc curieux de constater à quel point les différences fondamentales que l’on peut imaginer a priori entre mesures subjectives et mesures objectives s’amenuisent au fur et à mesure de leur examen. On peut alors s’interroger sur les origines mêmes de cet a priori... Il se peut qu’une réponse soit à trouver du coté des résistances bien connues que l’homme oppose aux explorations de son intimité de sujet pensant, mais c’est une autre histoire !

* pédo-psychiatre, enseignant de statistique à la faculté de médecine Paris-Sud. Unité de Santé Publique - Hôpital Paul Brousse 14 Av Paul Vaillant Couturier - 94804 Villejuif cedex falissard_b@wanadoo.fr

Références et notes

1. Texte rédigé à partir de l’ouvrage : Falissard B. Mesurer la subjectivité en santé, perspective méthodologique et statistique. Paris : Masson, 2001.

2. le terme « subjectif » étant en effet défini par le dictionnaire Robert comme « ce qui concerne le sujet en tant qu’être conscient ». On oppose ainsi classiquement la subjectivité (relative au sujet pensant) à l’objectivité (relative à l’objet pensé).

3. Bien souvent, des synonymes tels que « chagrin » ou « mélancolie » sont proposés, termes eux- mêmes définis à partir des mots « triste » ou « attristé ». Le dictionnaire Robert évite cet écueil en suggérant la définition : « état affectif pénible, calme et durable ». On remarquera cependant que le remords, par exemple, obéit à la même définition ; or, remords et tristesse sont des sentiments clairement distincts. Enfin, on propose parfois : « état affectif associé à la perte d’objet » ; très séduisante, cette approche a néanmoins le désavantage de recourir implicitement à une théorie (psychanalytique), ce qui ne va pas sans poser problème pour une définition.

4. Guelfi JD. L’évaluation clinique standardisée. Castres : Éditions Médicales Pierre Fabre, 1993.

5. Le terme d’étalonnage est entendu ici dans son sens métrologique (repères fixes auxquels se réfère la mesure) et non dans son sens de normalisation ou standardisation d’une mesure à partir d’une population de référence.


Quelques repères pour l’analyse qualitative du discours
Monique Thurin*

Un dialogue de sourds oppose de façon régulière les cliniciens et les organismes de recherche, à propos de la possibilité d’objectiver et de quantifier les processus cliniques et thérapeutiques mis en oeuvre en psychiatrie. On parle volontiers du caractère indicible de la relation clinique psychiatrique et par la même de l’impossibilité qu’il y aurait d’en décrire les composants et à plus forte raison d’évaluer les modalités de son progrès. Les positions arrivent à se cristalliser sous des formes extrêmes. Si les processus intersubjectifs ne sont pas objectivables, que peut-on dire alors de la validité des stratégies thérapeutiques qui s’en réclament ? De part et d’autre, il arrive que l’exercice de la psychiatrie puisse être dès lors considéré comme une nébuleuse qui sort de la médecine scientifique. Nous pensons que cette vision très négative, qui bloque de fait toute possibilité de recherche clinique sur ce qui concerne le coeur de l’activité psychiatrique, résulte pour une bonne part d’une absence de connaissance des outils que la linguistique a su forger pour montrer tous les éléments objectifs qui interviennent dans le discours et qui sont susceptibles de guider l’attention et l’intervention du clinicien. Ces outils existent. Il concernent évidemment le thème général dans la double perspective de la tonalité affective et des mouvements dynamiques du moi qui y sont associés. Mais il s’agit également de l’utilisation particulière des genres de discours, dont la succession permet de suivre le déplacement du patient dans des mondes différents et des modes de relations particuliers avec l’interlocuteur en fonction des thèmes approchés.

Subjectivité/objectivité, sujet/objet

D’abord, ce rapport subjectivité/objectivité est complexe en analyse du langage. Il est l'effet d'un mouvement de passage de l'intérieur à l'extérieur, d'une appréhension interne (subjective) à une expression, qui « objective » un contenu de pensée. Celui-ci peut être « subjectif » ; mais présenté, il offre la possibilité d'une contradiction et entre à ce moment là dans la dialectique de l'objectivité. « Dans l’expression linguistique, les processus de la pensée subjective parviennent à un statut objectif » [2] . A un degré supplémentaire, il peut concerner l’implication du sujet lui-même dans l’interaction. Celle-ci peut donner lieu à toutes sortes d’effets, comme dans l’exemple suivant d’un échange entre un fils et son père :
- fils - « je suis en train de réaliser un projet de revue » ;
- père - « bravo, tout le monde fait ça maintenant. Moi, j’ai beaucoup créé. Il n’y avait, en ce temps là, que les vrais projets qui sortaient. J’ai bien réussi ». On le voit ici le sujet est contredit dans son essence même : il fait une tentative pour se faire reconnaitre comme sujet (actif) et son interlocuteur fait échouer cette tentative en le renvoyant comme objet (commun). Que se passe t-il alors ?

La fonction méta

Le langage que nous utilisons pour mettre en mots notre pensée (au sens large) met en scène une situation discursive avec un (des) interlocuteurs, un objet de discours, dans un certain contexte, etc. Le subjectif du locuteur sera, on le conçoit aisément, empreint d’éléments spécifiques possibles dans une situation donnée, impossibles ou inadéquats dans une autre. Il en résulte une évidence selon laquelle, lorsque nous parlons, nous avons en permanence une « fonction meta » qui vient barrer la route au tout subjectif. Celle-ci est en place très tôt chez l’humain, bien avant l’acquisition proprement dite du langage. Elle est repérable par exemple chez l’enfant lorsque celui-ci exprime de différentes façons (intensité des pleurs, par exemple) ce dont il a besoin. C’est ainsi qu’il fera l’apprentissage des modalités d’expression par rapport au type de réponse qu’il attend de son environnement, dans sa « sphère d’échange ». Au cours de ses rapports sociaux, il apprendra ensuite à utiliser son langage suivant le contexte dans lequel il s’exprime.

La sphère d’échange

Le concept de « sphère d’échange » est fondamental. Développé par M. Bakhtine [1], il met l’accent sur un fait banal : l’homme est multidimentionnel : il est à la fois un enfant (il a des parents), un mari (ou une femme), un père (ou une mère), un travailleur (il est actif dans une tâche, il obéit aux règles, à une (des) personne, il donne des ordres, etc.), un ami, un collègue, un sportif, etc. Dans toutes ces dimensions (ces sphères d’échange) il utilise le langage et organise (naturellement) son discours en correspondance à la situation. Intervient ici de façon complexe l’interlocuteur qui se trouve, dans la situation donnée dans un certain état psychique avec l’implicite lié à son co-locuteur.

Bien des éléments interviennent donc et l’on pourrait penser que théoriser tout ceci revient à montrer qu’il est bien difficile de parler. Et pourtant nous échangeons et dans la plupart des cas cela se passe assez bien, car comme le dit Bakhtine, nous apprenons les règles de l’échange inconsciemment comme nous apprenons les règles de la syntaxe. En fait, ce concept nous fait prendre du recul devant beaucoup de théorisations aussi généralisatrices qu’hardies concernant « le discours » de tel ou tel individu.

Si le locuteur a la possibilité de choisir « sa façon de dire » dans une situation donnée, c’est qu’il a acquis une compétence sociale à parler. D’ailleurs, une dissociation entre une situation discursive et « une façon de dire » peut servir d’élément diagnostique au psychiatre, mais également alerter les proches. Compétence sociale à parler ne veut pas dire « entrer dans une norme » mais avoir acquis la compétence à s’adresser à un interlocuteur donné de façon adéquate par rapport aux rapports sociaux entretenus avec lui.

Un second concept fondamental celui de « Genre de discours »

Il existe, en effet, différentes façons de relater un fait : par un récit, un commentaire, une description... On utilise un « genre de discours », plutôt qu’un autre. Les genres de discours sont « une façon de dire », de signifier d'une manière particulière. Ils sont importants à repérer pour plusieurs raisons :
- Etant stables, les genres de discours induisent un type de réponse : dès les premiers éléments de l’énoncé d’un locuteur, l’interlocuteur se prépare à lui répondre d’une certaine façon ;
- Articulé au thème, ils renseignent sur la distance qu'entretient le locuteur avec l'objet de son discours ;
- Associés à l'emploi du "je", les genres de discours apparaissent comme une possibilité pour un locuteur donné, de se présenter (comme réfléchissant au fait qu’il relate, ou comme le vivant, ou encore en interrogeant l’autre, etc.).

Les genres de discours apportent des informations très importantes et leur repérage est simple. Ils constituent un outil intéressant et facile à utiliser par le psychiatre. Un mouvement dans le discours, par exemple, le passage d’un genre à un autre (passer d’un récit à un commentaire), met en lien des éléments que parfois seule une analyse objective permet de révéler. En voici un exemple simple : on demande à un enfant qui se réveille en sursaut de raconter son cauchemar. Il serait étonnant qu’il le fasse à partir du genre « récit » uniquement « j’étais dans une grande maison, et un méchant est arrivé, il courrait après moi... ». A un moment donné ce qui a provoqué la peur et le réveil va être narré à partir d’un « commentaire » par exemple « tu sais, le méchant, il ressemblait à... » ou encore « i avait des méchants et ba i z'étaient très très méchants tu sais pourquoi »[3]. Le mouvement qui s’effectue ici est très important car il fait percevoir l’objet du discours non détaché de l’enfant, il implique son interlocuteur dans le discours, il révèle plus précisément l’objet de la peur, etc.

Suivre le mouvement que le locuteur fait faire à sa mise en mots est très révélateur de la subjectivité et de l’objectivité marquées dans son discours. Dans le premier exemple ci-dessus le passage du récit à un commentaire, objective un certain lien entre le personnage du rêve de l’enfant à celui d’un personnage de sa réalité ; l’utilisation du verbe « ressemblait » en revanche signe la subjectivité liée au personnage. Dans le second exemple « très, très » intensifie et donne un certain suspense au récit marquant également par le quantitatif le jeu de langage (subjectif) effectué par l’enfant tourné vers son interlocuteur, ce qui objective la prise de distance de l’enfant par rapport à ce qu’il est en train de narrer. Le fait de raconter, dans une certaine situation de sécurité, à un autre quelque chose qui a fait peur semble éloigner de la réalité, le personnage dangereux. Bien entendu nous pourrions également parler du plaisir de raconter ou encore des affects (émotion, angoisse...). Dans cet énoncé, trois genres de discours s’enchaînent : « i avait des méchants » (récit), « i z’étaient très très méchants » (commentaire), « tu sais pourquoi ? » (interlocution, appel de l’autre objectif). Cette dernière partie d’énoncé est très importante. Non seulement l’enfant raconte son rêve et retient l’attention de l’interlocuteur, mais il l’interpelle pour lui dire quelque chose comme « attention, là je vais te dire quelque chose de très important ». Ici encore la subjectivité du locuteur est repérable en tant qu’il considère ce qu’il va dire comme très important, c’est ce que nous pouvons « objectiver » dans les mouvements qu’il fait faire à sa mise en mots.

Repères linguistiques de l’implication subjective

Des unités proprement linguistiques objectivent la marque subjective d’un individu dans son discours. Un des repères, souvent utilisé comme exemple, est le « je » prononcé par un locuteur. Cependant est-il suffisant pour marquer la subjectivité ? Non. Lors de la dernière élection présidentielle, la personne qui a dit « Je vote pour Chirac » et celle qui a dit « Je vote contre Le Pen » se sont impliquées différemment dans leur discours. Dans les deux exemples, le vote se porte sur la même personne et l’opposition se porte sur la même personne, mais dans le second exemple, le locuteur est moins engagé dans son discours, en tant que sujet, par rapport à la personne pour laquelle elle vote. L’analyse de la subjectivité dans le discours, on le voit, implique que les éléments associés au « je » soient finement analysés. Ils montreront comment la personne s’implique dans son discours et par corrélation à l’objet du discours, comment elle établit le rôle qu’elle y tient (actif, passif), et celui qu’elle dédie à son interlocuteur (psychiatre par exemple), dans quel espace-temps elle place l’objet du discours, etc. Ces quelques outils, simples à utiliser pour suivre les mouvements qu’un locuteur fait faire à son discours sont très révélateurs. Il reste d’autres questions, notamment celles relatives aux propos du patient en tant qu’ils sont soumis au clinicien.

La souffrance psychique exprimée apporte-t-elle des éléments diagnostics ?

Quelle est la valeur diagnostique (de compréhension de ce qui est en cause dans la souffrance) liée aux paroles d’un patient ? Cette question détermine de fait l’objet et la pratique de la psychiatrie. De façon générale, le psychiatre considère que le patient lui dit la vérité, pour le moins celle dont il dispose. S’agit-il pour autant de prendre pour « argent comptant » tout ce qui est exprimé et donc, selon notre définition de départ, « objectif » ? Evidemment, tout n’est pas à considérer comme ayant valeur de vérité, sans pour autant parler de mensonge.
En effet la question n’est pas (généralement) de savoir si « le patient est un menteur », car alors cela signifierait que l’on est sorti de la relation thérapeutique ou qu’il s’agit d’un transfert particulier du rapport à l’autre, mais plutôt de savoir quelle est la relation entre la vérité de la personne, telle qu’elle est exprimée, et l’effet psychopathologique qui en est résulté.

Les éléments posés ci-dessus impliquent une complexité d’analyse. Trois notions, celles d’implicite, de savoir medical et d’interprétation permettent de concevoir le processus à partir duquel un « diagnostic » s’établit.

Implicite : lorsqu’un patient parle au psychiatre, ce n’est jamais le même entretien (le premier ou le vingtième), il y a des choses que l’on dit lorsque s’est instaurée la confiance et les mêmes que l’on cache pendant un temps, car difficiles à dire. Ces mêmes choses difficiles à dire peuvent rester implicites ultérieurement (le patient y fait allusion, donne des repères au psychiatre pour qu’il s’y réfère, sans avoir a répéter) le psychiatre y sera attentif... Elles ont acquis une valeur particulière.

Savoir médical : le patient ne peut pas dire n’importe quoi à un médecin sur son état sans que celui-ci ne fasse appel à son savoir et analyse, à partir de une ou plusieurs références, les éléments apportés par le patient.

Interprétation : au sens commun du terme, à la lumière des éléments dont il dispose le médecin va se dire « c’est de cela dont il s’agit ».

Pour conclure

Pour conclure, une dernière question sur les limites de l’opposition objectif/subjectif : Peut-on déterminer la part de ces deux termes au niveau de la pensée portée par le langage ?

La pensée est déjà pour le sujet une forme d’objectivité par rapport à ses processus mentaux et à sa place dans le monde. Elle implique le langage, elle ne recouvre pas l’ensemble de la vie mentale synchronique et tout ce qui n’est pas devenu conscient. La diachronie, c’est-à-dire le décalage de temporalité nécessaire pour qu’un sujet se regarde fonctionner ou vivre est absolument indispensable pour qu’il puisse penser et parler de son expérience.

Edelman [4] (p. 173) pose la question de la fonction de la conscience (et donc de la pensée portée par le langage) dans le fonctionnement cérébral et somatique d’un individu : est-elle un simple épiphénomène ou bien a-t-elle une véritable fonction de supervision par rapport au fonctionnement psychique d’une personne. La question est d’importance car dans le deuxième cas un individu qui ne disposerait plus de la faculté de penser les choses et de les organiser autour d’un récit verbal, fût-il intérieur (Delay), se trouverait dans une situation de conscience primaire (centré directement sur le procédural (forme agie des habitudes et des interprétations acquises). Prenons un exemple commun à chacun d’entre nous : nous sommes fatigués et notre langage se trouve marqué par des paraphasies plus ou moins fréquentes. Nous avons l’habitude de dire que nous ne trouvons plus nos mots et que cet état est lié à notre fatigue. Il n’en est pas moins vrai que cette fatigue entrave à un certain niveau notre faculté de penser et entraîne une désorganisation de « faire un récit » avec un langage adéquat. Quelles en sont les conséquences au-delà ? De telles paraphasies se rencontrent dans d’autres situations et ne s’interprètent jamais en amont : dans les situations d’émotion par exemple ?

Cette question, il me semble, ne manque pas d’intérêt car elle ouvre sur tout un repérage de la fonctionnalité de la capacité de penser, de ses effets lorsqu’elle est altérée, et du rôle que peut avoir un tiers compréhensif, le psychiatre par exemple.

* Linguiste. Université Paris V. Chargée d’enseignement à la Pitié-Salpétrière. Paris - mthurin@internet-medical.com

Références

1. Bakhtine M. Esthétique de la création verbale. Paris : Gallimard, tr. fr.1984.
2. Eccles JC. Évolution du cerveau et création de la conscience. Paris : Flammarion, 1989/1994.
3. issu d’un corpus recueilli auprès d’une rêveuse de 6 ans
4. Edelman GM. Biologie de la conscience. Paris : Ed. O. Jacob, 2000.


Du quantitatif au qualitatif : de la sévérité de la dépression au « besoin d’hospitalisation »
Dr Serge Friedman*

Le concept de dépression sévère, s’il paraît évident quand il repose sur l’appréciation subjective d’un praticien entraîné, se révèle imprécis dès que l’on essaie, à partir de la littérature, de formaliser les critères sous-tendant sa définition. Ce flou reflète bien l’intrication permanente dans la clinique psychiatrique courante entre une appréciation quantitative ou qualitative des troubles mentaux.

Dépression sévère : une définition quantitative polymorphe non satisfaisante

Le but des critères diagnostiques des diverses classifications ICD10 [1] ou DSM [2] est de fournir des descriptions claires pour que des cliniciens et des investigateurs puissent faire le diagnostic des divers troubles mentaux, échanger des informations fiables à leur sujet, les étudier et les traiter de façon adéquate. En ce qui concerne la sévérité d’une dépression, les critères diagnostiques de l’ICD 10 prennent en compte un quota symptômes (épisode sévère : « au moins huit symptômes du critère C »). Pour le DSM, la dépression majeure d’intensité sévère se caractérise par un nombre de symptômes supplémentaires par rapport à ceux nécessaires pour répondre au diagnostic d’épisode dépressif majeur auquel s’associe une mesure de leur impact sur la vie socio professionnelle du patient : « et les symptômes perturbent nettement les activités professionnelles, les activités sociales courantes... ». Cette caractérisation quantitative de l’intensité des symptômes dépressifs est somme toute assez floue et arbitraire (nombre de symptômes définis à priori). Elle se rapproche finalement d’une évaluation dimensionnelle de l’intensité de la dépression telle que l’on peut la réaliser à l’aide d’échelles de dépression, telle que l’échelle de dépression de Hamilton (HDRS-17-item) où un score supérieur ou égal à 25 signes est une symptomatologie plus sévère [3].

Du quantitatif au qualitatif et vice-versa : exemple de la mélancolie

Cependant, plus que le nombre des symptômes, c’est davantage leur nature et leur type regroupés en formes cliniques qui vont augurer des modalités de prise en charge de la dépression sévère, notamment la décision d’hospitalisation, et du choix de l’antidépresseur. Ainsi, la forme clinique : « mélancolie » caractérise une symptomatologie dépressive sévère pour peu qu’elle se décline au sens classique de la psychiatrie européenne en y incluant des signes qualifiés d’endogènes : douleur morale ou idées délirantes mélancoliques (culpabilité, indignité, incurabilité), majoration matinale des symptômes et ralentissement psychomoteur manifeste. Par contre, la classification américaine (DSM) « EDM avec caractéristiques mélancoliques » recouvre sous ce même diagnostic des patients à priori très différents sur la plan de la gravité de la dépression : patients avec signes endogènes manifestes ou patients présentant des signes somatiques marqués : anorexie, perte de poids. De plus, comme le souligne G Parker [4], les critères princeps de mélancolie - selon le DSM - (perte de plaisir pour toutes ou presque toutes les activités, absence de réactivité aux stimulus habituellement agréables) s‘observent chez presque tous les patients dépressifs. Il propose alors de qualifier la dépression mélancolique en spécifiant la présence ou non rapportée par l’observateur et non par le patient, d’un trouble psychomoteur (agitation ou ralentissement psychomoteur). Ce modèle est intéressant à double titre. D’une part, parce qu’il s’appuie sur un dysfonctionnement neurobiologique (dysconnection entre les ganglions de la base et le cortex prefrontal) prôné déjà par Alexander et al dans les années 1980 [5]. D’autre part, parce qu’il illustre une gradation de la sévérité, somme toute quantitative, entre ces trois entités cliniques très différentes (« modèle à trois étages ») allant ainsi de la dépression non mélancolique : tristesse, anxiété, fatigue, irritabilité ; à la dépression mélancolique : symptômes précédents, plus trouble psychomoteur observable marqué, jusqu’à la dépression psychotique : symptômes précédents plus symptômes psychotiques congruents à l’humeur. Enfin le risque suicidaire est pour beaucoup de praticiens synonyme de gravité de la symptomatologie dépressive. En effet, plus la dépression est intense, plus le risque de suicide [6] ou de tentative de suicide grave [7] est important.

Le besoin d’hospitalisation : un indice global qualitatif fondamental sur le plan thérapeutique

La définition de la sévérité de la dépression est donc polymorphe couvrant non seulement une évaluation quantitative des symptômes (scores aux échelles de dépression, nombre de symptômes dépressifs), mais aussi qualitative (risque suicidaire important, impact sur le fonctionnement socioprofessionnel du patient) [8] Cependant, dans ce flou conceptuel, le « besoin d’hospitalisation » se dégage comme un indice très important à la fois pour qualifier la sévérité de la dépression et influer sur les options thérapeutiques. Dans son acception clinique, la notion de « besoin d’hospitalisation » fédère l’ensemble des indices hétérogènes de sévérité. En effet, elle regroupe 1) les dépressions qualifiées de « plus difficiles à traiter » (en ambulatoire) : dépressions psychotiques, dépressions comorbides à des affections psychiatriques (troubles de la personnalité, troubles anxieux, addictions) ou co-occurrentes à des affections somatiques (polypathologies), dépressions résistantes ; 2) les dépressions avec risque suicidaire (forme clinique mélancolique) ou risque vital (mélancolie stuporeuse) 3) les dépressions avec un handicap socioprofessionnel marqué [8] ; mais également 4) débordement des capacités du praticien à gérer le patient ; 5) l’isolement affectif et relationnel du patient.
Sur un plan thérapeutique, l’hospitalisation semble être aussi l’un des facteurs les plus spécifiques pour le choix d’un traitement antidépresseur. En effet, les revues de la littérature sur l’efficacité des antidépresseurs dans la dépression sévère (études contrôlées) ne rapportent globalement aucune différence sur le plan de l’efficacité entre les Inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine (ISRS) et les imipraminiques tricycliques [9,10] avec des taux de réponse autour de 60% : 53% à 64% pour les ISRS et de 43% à 70% pour les imipraminiques tricycliques [11]. Cependant, une méta-analyse sur 102 essais randomisés en double aveugle [12] dégage une supériorité des antidépresseurs tricycliques par rapport aux ISRS pour le sous-groupe de patients hospitalisés. Ces données confortent deux études plus anciennes du DUAG [13,14] sur la moindre efficacité des ISRS par rapport à la clomipramine chez ces mêmes patients. Les conclusions d’une conférence de consensus récente sur les antidépresseurs [15] vont aussi dans le même sens : si les ISRS sont retenus comme traitement de première intention dans les dépressions modérées à sévères associées ou non à des caractéristiques mélancoliques, ils doivent laisser leur place aux tricycliques chez les patients hospitalisés.

En conclusion, l’exemple de la dépression sévère met en exergue le « va et vient » permanent dans l’esprit du clinicien entre jugement quantitatif et qualitatif des symptômes. Même si un indice qualitatif fédérateur « besoin d’hospitalisation » semble se dégager de cette confrontation, il émane bien évidemment, pour sa plus grande part, de la subjectivité du praticien qui va sélectionner, « peser et sous-peser » des données quantitatives intimement liées au patient ou à son propre vécu de clinicien. On ne peut alors qu’encourager, quelque soit la pathologie, à prendre en compte d’autres indices qualitatifs fédérateurs mais liés cette fois-ci à la subjectivité du patient comme la « qualité de vie » Encore faut-il avoir à sa disposition des instruments fiables et pertinents pour les quantifier ! Décidément, entre quantitatif et qualitatif, le débat reste ouvert.

* Service du Pr JD Guelfi, CMME, CHS Sainte-Anne, Université René Descartes Paris V, UFR Cochin Port-Royal, 1, rue Cabanis 75674 Paris cedex 14 France - friedman.serge@free.fr

Références

1. American Psychiatric Association. MINI DSMIV. Critères diagnostiques (Washington DC, 1994). Traduction Française par Guelfi J.D. et al. Paris : Masson.

2. ICD10 : Classification internationale des Troubles Mentaux et des Troubles du comportement. Critères diagnostiques pour la Recherche. Paris : Masson.

3. Guelfi JD (sous la direction de). Evaluation clinique standardisée. Paris : Editions médicales Pierre Fabre.

4. Parker G. Classifying Depression : Should Paradigms lost be regained ? Am J Psychiatry 2000 ; 157 : 1195-1203.

5. Alexander GE, Delong Mr, Strick Pl. Parallel organisation of functionally segregated circuits linkink basal ganglia and Cortex. Annu Rev Neuroscien 1986 ; 9 : 357-381.

6. Modestin J, Kopp W. study on sucide in depressed inpatients. J Aff Disorder 1988 ; 15 : 157-162. u 7. Malone KM, Haas GL, Sweeney JA, Mann J.J. Major Depression and the risk of attempted suicide. J Aff Disorder 1995 : 173-18.

8. SonawalaL SB, Fava M. Severe depression: is there a best approach ? CNS Drugs 2001 ; 15 (10) : 765-776.

9. Schatzberg. Treatment of severe depression with the selective serotonin reuptake inhibitors. Depression Anxiety 1996-97 ; 4 : 182-189.

10. Nierenberg AA.The tratment of severe depression: is there an efficacy gap between SSRI and TCA antidepressant generations ? J Clin Psychiatry 1995 ; 55 SupplA : S55-S59.

11. Hirschfeld RM. Efficay of SSRIs and newer antidepressants in severe depression: comparison with TCAs. J Clin Psychiatry 1999 ; 60 (5) : 326-335.

12. Anderson IM. Selective serotonin reuptake inhibitors versus tricycli antidepressants : a meta-analysis of efficacy and tolerability. Journal of Affec Disord 2000 ; 58 (1) : 19-36.

13. Danish University Antidepressant Group (DUAG). Paroxetine a selective serotonine reuptake inhibitor showing better tolerance but weaker antidepressant effect than clomipramine in a controlled multicenter study. J Aff Disord 1990 ; 18 : 289-299.

14. Danish University Antidepressant Group (DUAG). Citalopram : clinical effect profile in comparison with clomipramine. A controlled multicenter study. Psychopharmacol 1986 ; 90 : 131-138.

15. Mendlewicz J, Lecrubier Y. for the TCA/SSRI Consensus Panel ; antidepressant selection : Procéédings from a TCA/SSRI Consensus Conference. Acta Psychiatr Scand 2000 ; 101 (supp 403) : 5-8.


Adresses Internet

- Les méthodes qualitatives : bases méthodologiques. Cours de Daniel K. Schneider http://tecfa.unige.ch/guides/methodo/IDHEAP/

Présente de façon très claire tout le processus de la recherche qualitative : acquisition des données (échantillonnage, méthodes d’acquisition (observation, enregistrements, textes, entretiens), gestion et préparation des données qualitatives (archivage et indexage, catégorisation, création et gestion de code-books), analyse. Complété par une bibliographie.

- Base bibliographique Cochrane http://www.iphrp.salford.ac.uk/cochrane/biblio.htm

- Association pour la recherche qualitative http://www.recherche-qualitative.qc.ca/
Ouvre sur une revue « Qualitative research journal » avec des articles très intéressants, liens

- Qualitative report http://www.nova.edu/ssss/QR/QR6-4/index.html Journal en ligne dédié à la recherche qualitative, depuis 1990. Une ouverture importante sur la recherche action

- British Medical Journal http://bmj.com Une courte sélection* parmi les 44 articles et courriers (très vivants) contenant “Qualitative research“ dans le titre ou dans l’abstract :
   o Judith Green and Nicky Britten. Qualitative research and evidence based medicine BMJ 1998 ; 316 : 1230-1232.
   o Annmarie Ruston, Julie Clayton, Michael Calnan, and Judith Green. Patients' action during their cardiac event: qualitative study exploring differences and modifiable factors - Commentary : Grounded theory and the constant comparative méthode. BMJ 1998 ; 316 : 1060-1065
   o Nicky Britten. Qualitative Research: Qualitative interviews in medical research. BMJ 1995 ; 311 : 251-253.

* Ces articles sont téléchargeables


Dernière mise à jour : jeudi 7 novembre 2002 14:58:34

Monique Thurin


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