Pour la Recherche n° 43

Hommage à
G. Lantéri-Laura

-Editorial - Hommage à G. Lanteri-Laura

- Le "Patron" : un Maître au quotidien. M Gros


- 50 ans de psychiatrie française et francophone. JC Pascal


- Une lecture magistrale. B Granger


- La question de la sémiologie en psychiatrie. JF Allilaire

Abonnement
Comité de Rédaction et remerciements


Hommage à Georges Lantéri-Laura (1930-2004)

L’œuvre de Georges Lantéri-Laura reflète parfaitement la révolution qu’a connue en France la psychiatrie au cours de la seconde moitié du XXè siècle, révolution que l’on peut historiquement dater du Premier Congrès Mondial organisé à Paris en 1950 par Henri Ey (1900-1977) et de la parution, sous la direction de ce dernier, de la première édition du « Traité de Psychiatrie clinique et thérapeutique » de l’Encyclopédie Médico-chirurgicale. La double formation médicale et philosophique de Georges Lantéri-Laura lui a permis d’appréhender dans leur complexité les liens entre les différents courants qui ont entraîné cette révolution, courants que l’on a tendance de nos jours à isoler les uns des autres, voire à opposer, alors que c’est leur confluence qui a donné naissance à la psychiatrie contemporaine.

Les années d’apprentissage

Né à Nice d’une famille originaire de la région de Tende limitrophe de l’Italie, Lantéri-Laura, après avoir commencé ses études de médecine et de philosophie en Provence, les a achevées à Paris par un double doctorat. Il s’est formé à la psychiatrie de 1955 à 1960 au cours d’un internat dans plusieurs hôpitaux psychiatriques de la région parisienne, notamment à Sainte-Anne dans le service des admissions du docteur Georges Daumezon (1912-1979) qui lui a inculqué l’intérêt pour la sémiologie qu’il a conservé jusqu’à la fin de sa vie, mais aussi pour l’utilisation de l’institution elle-même comme instrument thérapeutique, ce que G. Daumezon et Ph. Koechlin ont, en 1952 dans les « Anais portugais de psichiatria » baptisé « psychothérapie institutionnelle » [1]. Comme les autres internes de l’âge d’or de cet hôpital, Lantéri-Laura était loin d’ignorer les recherches qui s’effectuaient dans d’autres services dans des domaines aussi variés que celui de la psychopharmacologie - on date la découverte des neuroleptiques par Jean Delay (1907-1987) et Pierre Deniker (1912-1998) de leur communication sur la chlorpromazine en 1952 à l’occasion du centenaire de la Société médico-psychologique [2] - de la psychanalyse avec le séminaire animé par Jacques Lacan (1901-1981) qui procédait par ailleurs à l’examen clinique de malades dans le service de Daumezon, dans celui de l’anatomie et la physiologie du cortex cérébral étudiées par Juliàn de Ajuriaguerra (1911-1993) [3] et Henri Hécaen ou dans l’exploration des structures cérébrales par la méthode stéréotaxique, mise au point par notre maître le Pr Talairach.

La psychopathologie phénoménologique

Nommé lui-même en 1960 médecin des hôpitaux psychiatriques, G. Lantéri-Laura exerça d’abord pendant trois ans les fonctions de médecin-assistant dans le service de Daumezon. Henri Ey l’avait invité cette année-là à faire, au VIème Colloque de Bonneval sur l’Inconscient, un rapport sur « Les problèmes de l’Inconscient et la pensée phénoménologique » [4] ; un autre rapporteur, sur « Le Conscient et l’Inconscient » était le philosophe Paul Ricoeur. (Nous avons pu rééditer ces textes dans la « Bibliothèque des Introuvables » chez Claude Tchou).
C’est Jean Hyppolite qui a été le directeur de la thèse de lettres de G. Lantéri-Laura. Le traducteur en français de « La phénoménologie de l’esprit » de Hegel sera ensuite connu des lecteurs attentifs des « Ecrits » de Lacan car celui-ci y fera figurer en appendice le « Commentaire parlé sur la « Verneinung » de Freud par Jean Hyppolite » [5].

La réflexion de G. Lantéri-Laura se situe ainsi d’emblée du côté de la psychopathologie phénoménologique introduite en France par Eugène Minkowski (1885-1972) dont le principal inspirateur était Henri Bergson (1859-1941) (Il est curieux de constater que l’année 2004 a vu paraître plusieurs ouvrages établissant la modernité de ce que l’on peut difficilement appeler le « bergsonisme », puisqu’une caractéristique essentielle de la pensée de Bergson est de ne pas se constituer en système). Par la suite, Lantéri-Laura écrira une introduction à la réédition du « Traité de Psychopathologie » [6] de Minkowski, ainsi que l’un des chapitres de l’ouvrage collectif qui lui a été récemment consacré sur « La place de l’œuvre d’Eugène Minkowski dans la psychiatrie du XXème siècle et ses aspects philosophiques ». Eugène Minkowski a été, on le sait, un des fondateurs de l’Evolution Psychiatrique, société que présidera Georges Lantéri-Laura et dans la revue de laquelle il publiera  de nombreux articles.

Cette approche correspond au moment où, au paradigme des maladies mentales va se substituer celui des structures psychopathologiques dont G. Lantéri-Laura a poursuivi l’analyse dans « La psychiatrie phénoménologique. Fondements philosophiques » (1963) et dans « Phénoménologie de la subjectivité. La linguistique structurale et les sciences de l’esprit. » (1968).

En 1966, G. Lantéri-Laura publie « Les apports de la linguistique à la psychiatrie contemporaine » au moment où la redécouverte du Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure conduit les sciences de l’esprit à s’interroger sur l’impact de la linguistique structurale dans l’analyse des structures psychiques.

Georges Lantéri-Laura avait été nommé en 1960 médecin-chef de service à l’hôpital psychiatrique de Stephansfeld près de Strasbourg, ville où il succède dans l’enseignement de la psychologie à la Faculté des Lettres à Didier Anzieu (1923-1999) dont la thèse de philosophie sur « L’autoanalyse de Freud et la découverte de la psychanalyse » (1957) est devenue un classique de la littérature psychanalytique. Didier Anzieu qui avait entrepris en 1949 une analyse avec Jacques Lacan était le fils de la malade que ce dernier a étudiée dans sa thèse de médecine « De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité » (1932) comme le « cas Aimée ». La chaire de psychologie de Strasbourg avait été auparavant et jusqu’en 1936 occupée par Charles Blondel (1876-1939), également médecin-philosophe auteur d’une thèse remarquée sur « la Conscience morbide » (1914) et acerbe anti-freudien.

Le cerveau et le psychisme

C’est sa thèse dite accessoire de philosophie qui va amener G. Lantéri-Laura à l’étude des rapports du physique et du moral de l’homme, comme disait Cabanis (1757-1808).au début du XIXème siècle  Il avait en effet choisi, sur le conseil de Georges Canguilhem (1904-1995) qui trouvait que « La Psychopathologie de Gall » (1914) de Charles Blondel datait un peu, d’écrire une histoire de la phrénologie. Lantéri-Laura tenait « Idéologie et rationalité dans les sciences de la vie » de Canguilhem pour une œuvre essentielle. Sa propre « Histoire de la phrénologie. L’homme et son cerveau selon F. J. Gall » [7] va le devenir et fort heureusement, bénéficiera en 1993 d’une deuxième édition mise à jour avec une préface. Le chapitre V, l’ombre de la phrénologie sur la culture contemporaine, montre comme la science cranioscopique pourtant critiquée par ceux-là même qui, comme François Leuret (1797-1851) y ont un temps cru, persiste de nos jours chez les localisationnistes modernes, même s’ils ne s’appuient plus sur les bosses crâniennes mais sur la neuro-imagerie cérébrale.
Cette thèse sera suivie de plusieurs ouvrages dont deux écrits en collaboration avec Henri Hécaen qui avait publié un compte rendu fort élogieux de l’histoire de la phrénologie : « Evolution des connaissances et des doctrines sur les localisations cérébrales » [8], qui sera rapidement traduit en japonais par T. Hamakana et Y. Ohigaschi et publié à Tokyo en 1983, puis « Les fonctions du cerveau » [9] qui a connu deux éditions chez Masson en 1983 et 1993.

Entre ces deux éditions, Lantéri-Laura a pubié seul dans la collection de chez Seghers « Clefs pour » les « Clefs pour le Cerveau » [10], parfait exemple de ce difficile exercice qu’est la vulgarisation scientifique.

Des recherches historiques à l’épistémologie

Lantéri-Laura va, dans les années soixante-dix, en partant de l’étude conceptuelle de la psychiatrie, étudier la constitution de son épistémologie.

Ainsi dans sa « Lecture des perversions » [11], il montre que c’est en se basant sur une conception du fonctionnement hiérarchisé des fonctions du Système nerveux cérébro-spinal que Valentin Magnan (1835-1916) a pu annexer au domaine de la psychiatrie médico-légale ce domaine, jusque là étranger à celui de l’aliénation et des perversions sexuelles [12]. Lantéri-Laura avait déjà auparavant fait, avec L. Del Pistoia, « Le perversioni sessuali : un modelo della loro riduzione psichiatrica nel pensiero di V. Magnan ». Cette question se rattache à celle de la localisation des fonctions cérébrales abordée par Lantéri-Laura dans ses oeuvres précédentes puisque, fait-il observer, à l’époque où Magnan écrit, la querelle entre globalistes et localisationnistes semble avoir été définitivement tranchée en faveur de ces derniers par les travaux de Paul Broca (1824-1880) : « L’encéphale fonctionne avec des champs délimités dans leur topographie et leur histologie (D. Ferrier. The functions of the brain 1874) confirmés par les débuts de l’expérimentation animale. Ainsi se dessine peu à peu une image organisée du système nerveux central ».

A partir de cette prémisse, Lantéri-Laura aborde ensuite le problème des perversions sexuelles dans l’œuvre de Freud, puis dans la psychiatrie contemporaine et enfin dans la psychanalyse lacanienne, avec la notion de « structure perverse » [13]. Cette lecture des perversions constitue un excellent exemple de la manière dont procède G. Lantéri-Laura dans l’étude d’un problème psychopathologique, en allant de son introduction dans le développement historique de la médecine mentale jusqu’à sa formulation contemporaine. Il va étudier, en suivant la même méthode, d’autres concepts fondamentaux de la psychiatrie et s’interroger dans « Psychiatrie et connaissance » [14] sur leur validité. Cette étude le conduira à découper l’histoire de la psychiatrie en plusieurs âges :

- celui de l’aliénation mentale qui débute avec Philippe Pinel (1745-1826) ;

- celui des maladies mentales qui débute avec Jean-Pierre Falret (1794-1870) ;

- celui des structures psychopathologiques qui débute avec le rapport d’Eugen Bleuler au Congrès de Genève-Lausanne en 1926 avec Eugène Minkowski et le groupe de l’Evolution psychiatrique dont il est un des fondateurs.

Comment nommer l’ère actuelle et quand a-t-elle débuté ?

Les hallucinations

En 1991, Goerges Lantéri-Laura publie « Les hallucinations » [15], ouvrage qu’il avait projeté d’écrire avec Henri Hécaen, mais ce dernier était mort depuis la parution de leur dernier travail commun. Il ose, ce faisant, s’attaquer avec un volume de moins de deux cents pages à ce qui constitue le noeud gordien de la psychopathologie que notre maître Henri Ey (1900-1977) avait tenté de dénouer avec les 1500 pages de son monumental « Traité des hallucinations » [16]. Après avoir exposé les développements historiques du problème des hallucinations aux trois époques qu’il distingue, de l’aliénation mentale, des maladies mentales et des grandes structures, G. Lantéri-Laura pose les problèmes actuels qui sont, selon lui, ceux de la sémiologie et de la clinique des hallucinations, et surtout, les réflexions critiques sur les sources de connaissance sur les hallucinations qu’il explore : neuro-chirurgie, hallucinogènes, pensée psychanalytique et phénoménologie. L’intérêt de cette étude a été immédiatement reconnu et elle a été rapidement traduite en espagnol et publiée au Mexique à l’initiative d’Hector Pérez-Rincon [17]. Cette même année paraît sous le titre « Recherches psychiatriques » [18] un recueil de textes courts, articles, introductions, préfaces, etc... publiés par G. Lantéri-Laura dans de multiples revues, même si la majorité d’entre eux l’ont été entre 1962 et 1986 dans l’Evolution Psychiatrique. Leur ordonnancement en trois volumes (1. Sur le langage, 2. Sur les délires  et 3. Sur la sémiologie), indique clairement quels ont été les axes des recherches de Lantéri-Laura au cours de ces années où il a présidé la société de l’Evolution Psychiatique, alors que j’en ai moi-même assumé le secrétariat général de l’association.

Sémiologie et clinique mentales

G. Lantéri-Laura a publié avec Martine Gros, qui devait ensuite lui succéder à son départ en retraite en 1998 à la chefferie de service à l’hôpital Equirol, un « Essai sur la discordance dans la psychiatrie contemporaine » [19] où est à nouveau analysée la place occupée de nos jours dans la sémiologie, ce signe décrit par Philippe Chaslin (1857-1927) dans ses « Eléments de sémiologie et de clinique mentale » [20].

Lantéri-Laura revient ensuite, à la fin de sa carrière hospitalière, sur la question de la chronicité en psychiatrie [21], question sur laquelle il s’interrogeait depuis qu’en 1955-56 il avait débuté sa formation comme interne provisoire dans une institution jadis créée dans les environs de Paris pour isoler les teigneux et où, depuis les traitements modernes des dermatophyties, étaient relégués des malades mentaux « chroniques ».

Cette expérience première lui a fait penser que la chronicisation des troubles mentaux était en grande partie due à l’ « institutionnalisation » et qu’il fallait lutter contre celle-ci au sein même des institutions, règle qu’il a mise en œuvre dans celles faisant partie du secteur parisien dont il avait la charge, car ce n’était pas un de ces purs théoriciens qui se gardait de mettre en pratique ses idées ; à l’inverse, l’épreuve de la clinique enrichissait sa pensée et pouvait l’infléchir.
Il n’est pas surprenant que pour l’ « Histoire de la pensée médicale en Occident » qu’a dirigée Mirko D. Grmek (1924-2000), celui-ci lui ait demandé de rédiger pour le Tome III « Du romantisme à la science moderne » le chapitre sur le psychisme et le cerveau [22]. Ce remarquable ouvrage, publié simultanément en deux versions, italienne et française, est resté malheureusement inachevé en raison de la mort de son directeur. Lantéri-Laura y donne comme référence deux de ses ouvrages antérieurs : la réédition de 1993 de L’histoire de la phrénologie et l’essai sur Les paradigmes de la psychiatrie moderne qu’il venait de faire paraître.

Les paradigmes de la psychiatrie moderne

Pour Lantéri-Laura, les paradigmes ne disparaissent pas. Empruntant ce concept à l’épistémologue nord-américain Thomas S. Kuhn qui l’a introduit en philosophie des sciences en 1963 avec son ouvrage sur « La structure des révolutions scientifiques » [23], il applique cette perspective à la psychiatrie. La mort en novembre 1977 de notre maître Henri Ey marque pour lui  la fin du « paradigme des structures psychopathologiques » et il recherche ce que sera, s’il existe, le paradigme qui lui succèdera. Il voit dans le D.S.M. III un retour à la notion, classique en médecine, de « syndrome », ce qui soulève d’ailleurs de nouvelles questions comme celle de la relation syndrome-étiopathogénie. La conclusion de G. Lantéri-Laura demeure prudente, sinon sceptique : « ...il nous semble que la psychiatrie, dès qu’on cherche à y repérer davantage qu’une suite de théorisations et de pratiques, ne peut s’étudier qu’en y discernant des épistémologies régionales, sans qu’aucun métalangage supposé supérieur parvienne à les notifier grâce à une épistémologie capable de rendre compte d’elle-même et des autres. » [24 p. 251]. Cet essai a été traduit en espagnol et publié à Madrid [25].

Lors du Congrès du Jubilé de l’Association Mondiale de Psychiatrie organisé à Paris en l’an 2000 par la Fédération Française de Psychiatrie sur le thème « Penser la psychiatrie » le Symposium de l’Evolution Psychiatrique sur les hallucinations fut un de ceux qui eurent le plus de succès auprès des congressistes étrangers qui découvraient par l’œuvre de Georges Lantéri-Laura que malgré la mort d’Henri Ey, la pensée psychiatrique française était toujours bien vivante. Le premier des « Cahiers » de l’Association Henri Ey « Penser la psychiatrie et son histoire » rend compte de la présentation à Sainte-Anne par Georges Lantéri-Laura de son essai sur les paradigmes [26].

Lors du Vème Congrès International de l’European Association for History of Psychiatry, G. Lantéri-Laura, invité à y faire une conférence, parla de « La sémiologie psychiatrique : histoire et structure » dont le texte a été publié dans « Historia de la psiquiatria en Europa ». A son issue les responsables de l’E.A.H.P nous chargèrent d’organiser le VIème Congrès à Paris qui se tiendra les 21-22 et 23 septembre 2005 à l’Hôpital Sainte-Anne. Georges Lantéri-Laura envisageait de publier à cette occasion un ouvrage sur la sémiologie psychiatrique développant les idées exposées dans sa conférence de Madrid, mais malheureusement la mort l’a empêché de l’achever. Nous espérons pouvoir publier la première partie qu’il avait eu le temps de relire et de corriger dans un numéro d’hommage de l’Evolution Psychiatrique qui doit lui être consacré en 2005 et dont la parution est prévue pour le VIème Congrès International de l’E.A.H.P qui se tiendra à Paris les 22, 23 et 24 septembre 2005.

Les théories dans la psychiatrie contemporaine

G. Lantéri-Laura a régulièrement publié des mises à jour de chapitres du « Traité de psychiatrie clinique et thérapeutique » de l’Encyclopédie médico-chirurgicale et leur succession constitue une excellente illustration de l’histoire de la psychiatrie depuis la première édition de ce Traité. Nous nous bornerons à mentionner la dernière parue, à notre connaissance le dernier texte publié de son vivant par notre ami Georges Lantéri-Laura, sur les principales théories en psychiatrie [27]. Il distingue en 2004, parmi celles qui animent la psychiatrie contemporaine , les théories intrinsèques (références au système nerveux central, psychanalyse, antipsychiatrie anglaise, organo-dynamisme de Henri Ey) et les théories extrinsèques (références prévalentes à la psychologie, à la sociologie) avec deux compléments : l’attitude phénoménologique et l’attitude ethnopsychiatrique ; surtout, il nous indique quel devrait être le bon usage des théories en psychiatrie.

Le président de la Société médico-psychologique

Georges Lantéri-Laura, président en fonction pour 2004 de la Société médico-psychologique, devait à ce titre présider les 25 octobre et 22 novembre deux séances consacrées à l’histoire de la psychiatrie ; il avait d’ailleurs fait lui-même une conférence sur ce sujet en 2002 à l’occasion du sesquicentenaire de la Société fondée en 1852 dont le texte est paru dans les Annales [28]. Au cours de la séance du 25 octobre, j’ai été chargé en tant qu’ancien président et ami proche de prononcer devant les siens et de nombreux collègues français et étrangers de tous âges, un discours en son hommage.

Le texte doit, conformément à la tradition, paraître dans un numéro des Annales médico-psychologiques qui comprendra en outre les communications des séances qu’il aurait dû présider et, je l’espère, un texte inédit de Georges Lantéri-Laura sur les hallucinations. Ce numéro marquera la place prise par son œuvre dans l’histoire de la psychiatrie n

Dr Jean Garrabé, Président honoraire de l’Evolution Psychiatrique ; ancien président de la Société médico-psychologique et de la Fédération Française de Psychiatrie.

Références

1. Daumezon G, Koechlin Ph. La psychothérapie institutionnelle française contemporaine, Anais portugais de psichiatria, 1952, IV, 4 : 271-312.

2. Delay J, Deniker P, Marl JM. Utilisation en thérapeutique d’une phénothiazine d’action centrale élective (4560 R.P.), Ann. Méd. Psychol., 1952, 110, 2 : 267-73.

3. Ajuriaguerra de J, Hécaen H. Le cortex cérébral (2ème ed), Paris, Masson, 1960.

4. Lantéri-Laura G. Les problèmes de l’inconscient et la pensée phénoménologiquein l’Inconscient, Henri Ey dir. Paris, Desdée de Bronwer, 1966.

5. Hyppolite J. Commentaire parlé sur la Verneinung de Freud, in J. Lacan, Ecrits, Seuil, Paris, 1966.

6. Minkowski E. Traité de psychopathologie, rééd Les Empêcheurs de penser en rond, 1999.

7. Lantéri-Laura G. Histoire de la phrénologie. L’homme et son cerveau selon FS Gall, Paris, PUF, 1er ed 1970, 2ème ed 1993.

8. Hécaen H, Lantéri-Laura G. Évolution des connaissances et des doctrines sur les localisations cérébrales, Paris, Desdée de Bronwer, 1977.

9. Hécaen H, Lantéri-Laura G. Les fonctions du cerveau, Paris, Masson, 1983 1ère ed. ; 1989 2ème ed.

10. Lantéri-Laura G. Clefs pour le cerveau, Paris, Seghers, 1987.

11. Lantéri-Laura G. Lecture des perversions. Histoire de leur appropriation médicale. Paris, Masson, 1979.

12. Magnan V. Des anomalies, des aberrations et des perversions sexuelles, Paris, Progrès médical,1885.

13. Aulagnier-Spairani P. La perversion comme structure, L’inconscient, 1967, 2 : 11-42.

14. Lantéri-Laura G. Psychiatrie et connaissances, Paris, Sciences en situation, 1991.

15. Lantéri-Laura G. Les hallucinations. Paris, Masson, 1991.

16. Ey H. Traité des hallucinations. Paris :Masson, 1972.

17. Lantéri-Laura G. Las alucinaciones, Mexico, F.C.E., 1994.

18. Lantéri-Laura G. Recherches psychiatriques, Paris, Sciences en situation, 1993.

19. Lantéri-Laura G, Gros M, Essai sur la discordance dans la psychiatrie contemporaine. Paris, E.P.E.L. 1992.

20. Chaslin Ph. Eléments de sémiologie et clinique mentales, Paris, Asselin et Houzeau, 1912.

21. Lantéri-Laura G. La chronicité en psychiatrie, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 1997.

22. Lantéri-Laura G. Le psychisme et le cerveau in Histoire de la pensée médicale en Occident, Mirko D. Grmek dir. Paris, Le Seuil, 1999.

23. Kuhn T.S. La structure des révolutions scientifiques, trad. franç. de l’éd. de 1970 Paris, Flammarion, 1970.

24. Lantéri-Laura G. Essai sur les paradigmes de la psychiatrie moderne. Paris, Editions du Temps,1998.

25. Lantéri-Laura G. Ensayo sobre los paradigmos de la psiquiatria moderna, Madrid, Triacastela, 1999.

26. Cahiers Henri Ey n°1. Penser la psychiatrie et son histoire,  Perpignan, Printemps 2000.

27. Lantéri-Laura G. Principales théories dans la psychiatrie contemporaine, E.M.C. Psychiatrie, 37006-A-10, 2004.

28. Lantéri-Laura G. Cent-cinquante ans de psychiatrie française et francophone, Ann. Médico-psycho. 160,10 : 714-722, 2002.

 

 

 



“Le patron“ : un Maître au quotidien

Martine Gros

La place du nom de Georges Lantéri-Laura en face de la date des enseignements dans son service à l’Hôpital Esquirol est restée libre, et il ne nous semble pas possible d’y inscrire le nom d’un autre, comme si cette mort était un peu la notre, comme le disait un de ses proches, élève et ami, le jour où nous lui avons dit adieu ; pas notre mort charnelle mais quelque chose comme un manque, une absence de cet autre auquel nous nous référions lors de nos difficultés ou de nos incertitudes.

La première fois que j’ai rencontré Georges Lantéri-Laura, ce n’est pas lui que j’ai vu mais le regard content et fier de Georges Daumezon qui était alors mon maître sur un homme jeune dont j’apercevais un grand front au dessus de deux verres épais de myope qui ne ternissaient pas l’éclat d’une intelligence passionnée.

Georges Lantéri-Laura revenait en ce mois de décembre 1970 en quelque sorte chez lui dans cet amphithéâtre Magnan où se succédaient les présentations de Henri Ey, de Jacques Lacan, les interventions de Sven Follin, de Lucien Bonnafé dans ce cadre du séminaire de psychiatrie comparative où beaucoup d’entre nous ont commencé d’y apprendre la liberté avec la rigueur. Il parlait ce soir là de ce qui allait toute sa vie sous-tendre son cheminement et sa pratique, « l’histoire de la phrénologie » et des localisations cérébrales, hanté par la question du langage et de ses troubles.

Après avoir été l’assistant de Georges Daumezon, au service des admissions de l’Hôpital Sainte-Anne, de 1960 à 1964, où il rencontrera Henri Ey, Eugène MinkowskiI, Charles Melman, Guy Benoit…, il s’était vu confier une chefferie de service à l’hôpital psychiatrique de Stephanspheld à partir de 1966 puis en 1969 à l’établissement national de Saint-Maurice devenu par la suite l’hôpital Esquirol.

De septembre 1972 à ce mois de juillet 1998, date de son départ à la retraite, au fil des jours et des mois, après nous être courtoisement et respectueusement salués, nous nous sommes efforcés d’offrir à nos patients c’est-à-dire non à des usagers mais à des hommes souffrants, les meilleurs soins. Dès son arrivée dans le service, Georges Lantéri-Laura lève ce qui s’appelait alors les placements volontaires, ouvre les portes, mixte les unités, veille à tous les petits détails pratiques de la vie matérielle, interpelle avec une délicieuse politesse une administration qui sera elle aussi finalement séduite par cet homme totalement élégant. Il y avait un côté hallucinant à voir s’épanouir une psychiatrie aussi libérale dans cette très belle et très ancienne architecture avec ces portes et ces colonnades qui lui rappelaient peut-être cette Italie dont il maniait si bien le langage.

Les malades s’appelaient des pensionnaires, leurs chambres étaient encore précédées d’une antichambre qui permettait de faire coucher leurs domestiques qui eux hélas avaient déjà disparu. Il y avait tellement de malades recommandés du ministère que nous étions forcés d’être à l’image du patron, très polis avec tout le monde ; le service était propre, rangé et les vieux meubles précieusement conservés.

J’écris aujourd’hui ces quelques lignes sur ce magnifique bureau à cylindre donné par Gabriel Deshaies à celui qui avait été son élève et qui le reconnaissait comme un maître.
Sa porte était ouverte à tous, offrant une présence attentive, une écoute amicale non dénuée d’humour et il a toujours été celui qui nous autorisait, nous faisait confiance, nous approuvait, relativisant nos échecs, nous encourageant à entreprendre. Peu de ses élèves ont souhaité quitter cet espace de liberté qui nous a permis de créer facilement, au bon moment, sans forçage, un hôpital de jour, un centre d’accueil, une consultation de psychanalyse, ensemble…, médecins, psychologues, infirmiers dans l’évidence des besoins de soins.

La réunion médicale du lundi matin, la préparation aux concours médicaux, l’enseignement du vendredi scandaient la semaine ; Husserl et l’abord phénoménologique devenaient d’une clarté évidente, Kraepelin incontournable et le tableau d’abord noir puis blanc, trop petit pour l’histoire des délires chroniques dans la psychiatrie comparative.

Tous dans le service, nous nous sommes retrouvés questionnés par l’articulation psychiatrie psychanalyse et si Georges Lantéri-Laura aimait présenter avec délicatesse et habileté une paranoïa de Kretschmer ou de Genil Perrin, évaluer avec intérêt la démence, poser la question de l’aphasie, il se réjouissait que Jean Allouch vienne régulièrement dans le service apporter un autre éclairage qu’il approuvait sans en être dupe.

Il a été en tout cas, constamment durant cette seconde moitié du 20ème siècle, la référence psychiatrique de la psychanalyse et son enseignement d’histoire de la sémiologie qu’il continuait à animer dans le service, très apprécié des psychiatres en formation, alternait avec d’autres intervenants : analystes, linguistes, philosophes mais aussi ethnologues et sociologues, participant ainsi à la lutte sans relâche qui était la sienne, contre la division institutionnelle des savoirs.

Le plus original de son enseignement a été de nous apprendre à organiser son service, à travailler au juste niveau avec tous ses collaborateurs, en particulier ses assistants et ses internes car nous avons eu avec lui, le privilège d’une relation équitable que nous transposons comme nous le pouvons dans des conditions institutionnelles, aujourd’hui difficiles.

Nous disons toujours de lui « le patron » et nous ne le dirons plus de personne d’autre. Il avait l’habitude de me demander la permission de prendre congé lorsqu’il s’esquivait avant la fin d’une réunion, parfois même avant le début, pressé d’aller écrire, ce qui m’attendrissait, m’agaçait ou m’émouvait.

Il est parti une dernière fois, laissant son dernier livre inachevé, emportant le secret de son propre destin n

Dr Martine Gros, CHS Esquirol, St Maurice

Nous avons choisi des œuvres qu’il aimait citer et des articles dont la dédicace laissait à penser qu’il les préférait.

1. L’Ecclésiaste : ancien testament, la Bible

2. Montesquieu : « De l’Esprit des lois »

3. Montherlant. Théâtre « Malatesta »

4. Hécaen H., Lantéri-Laura G. Evolution des connaissances et des doctrines sur les localisations cérébrales. Paris, Desclée de Brouwer, 1979.

5. Lantéri-Laura G. Les localisations imaginaires. L’Evolution Psychiatrique 49, 2 : 379-402, 1984.

6. Lantéri-Laura G, Gros M. L’aliénation biographique dans les délires chroniques. Diogène, 139 : 105-126, 1987.

7. Lantéri-Laura G, Gros M. Essai sur la discordance dans la psychiatrie contemporaine. Paris, E.PE.L.,1992.


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A propos de l’article de Georges Lanteri-Laura
50 ans de psychiatrie française et francophone
Annales médico-psychologiques 160 [2002] 714-729

Jean-Charles Pascal

Georges Lantéri-Laura avait apporté, à l’occasion du 150ème anniversaire de la Société Médico-Psychologique, une remarquable contribution à l’histoire de la psychiatrie française et francophone depuis la création de la prestigieuse société en 1852, jusqu’à nos jours. Ce survol historique, sous la forme d’une chronique périodicisée, est une parfaite représentation de l’immense savoir de Georges Lantéri-Laura et de ses merveilleuses capacités synthétiques et associatives.

L’article débute par l’évocation des apports de la psychiatrie dite historique qu’il situe entre l’automne 1793 (nomination de Philippe Pinel à Bicêtre) et 1854 (publication par Falret de « De la non existence de la monomanie »). Ce fut l’époque de l’âge d’or de l’aliénation mentale avec ancrage de la folie dans la médecine et développement d’une conception globalement unitaire des troubles mentaux, conception sur laquelle il semble bien que l’on s’interroge à nouveau à travers le concept de maladie unique, qui irait des troubles de l’humeur à la schizophrénie. A cette époque correspond la proposition cohérente d’un traitement universel à travers le traitement moral et son bras armé que fut l’asile d’aliénés, conçu essentiellement comme une  machine à guérir : « entre les mains d’un médecin habile, c’est l’agent thérapeutique le plus puissant contre les maladies mentales » (Esquirol) et non à punir ou à exclure, même si l’exclusion et la déshumanisation furent, hélas, souvent au rendez-vous.

La recherche des causes de l’aliénation, acquise ou constitutive du sujet, aussi bien que son caractère idiopathique furent les points fondamentaux du débat qui animait alors la psychiatrie, puisqu’il semble bien que l’on puisse parler de psychiatrie à partir de Philippe Pinel.

C’est Falret qui, selon Georges Lantéri-Laura, va porter un coup fatal au concept d’aliénation mentale [qui va cesser d’être paradigmatique et s’estomper pour laisser la place à celui des maladies mentales (et non de la maladie mentale)] et développer la caractérisation médicale dans l’approche diagnostique/thérapeutique. Deux irréductibles, resteront attachés à l’aliénation mentale, Morel et Moreau de Tour, mais on peut soutenir que le concept d’aliénation mentale s’est en fait maintenu insidieusement, jusqu’à l’époque contemporaine, à travers certains dispositifs de soins trop souvent agrégants et globalisant. Tout en reconnaissant les immenses mérites du secteur de psychiatrie, on retrouvera parfois, dans sa volonté de non différenciation de la prise en charge de pathologies très différentes, cette fameuse aliénation aliénante qu’on pensait fuir en quittant les asiles mais qui, en fait, n’était pas circonscrite aux murs. Cette question, en éternel rebond, est d’une évidente actualité à travers les débats qui portent sur l’organisation des soins.

La psychiatrie classique (à ne pas confondre avec la psychiatrie dite de l’âge classique) est celle du triomphe de la clinique. Cette clinique va permettre la création des ensembles nosographiques qui vont définir les maladies mentales avec leur formes de début, leurs phases d’état, leurs formes évolutives et cliniques. La psychiatrie classique va distinguer les névroses des psychoses, l’aigu du chronique, l’acquis du constitutionnel. Elle sera d’une grande richesse dans la recherche des thérapeutiques et Lantéri-Laura montre qu’elle est loin d’être restée, comme on la caricature souvent, dans une position entomologique. La malariathérapie, les cures Sakel, la sismothérapie, témoignent de cette recherche active. L’auteur montre aussi comment ces nouveaux espaces thérapeutiques, renvoyaient à des conceptions théoriques qui dessinaient déjà l’hétérogénéité du champ de la psychiatrie, rien de ce qui concerne l’humain, ne lui étant indifférent.

Les perspectives psychodynamiques, relativement délaissées depuis l’abandon du traitement moral, vont progressivement, à travers l’école de la Salpetrière, puis sous l’influence de Sigmund Freud et de Pierre Janet, prendre l’importance que nous leur connaissons aujourd’hui. Toujours préoccupé par la qualité de l’offre de soins, Georges Lantéri-Laura rappelle que les colonies familiales, tout comme la création des premiers services libres (qui posaient déjà la question, non résolue à nos jours, de l’ouvert et du fermé), étaient autant de tentatives qui questionnaient le système hospitalier alors figé dans sa position asilaire.

 Cette époque, se conclura, en quelque sorte par l’œuvre de Clérambault, dernier des historiques, qui dans une langue parfaite, délivrera les derniers éclats de la grande clinique française (quelle perfection que « l’émancipation des abstraits » pour décrire l’automatisme mental).

La deuxième partie va de l’entre deux guerres à la mort d’Henri Ey survenue en 1997. Cette époque est dominée, pour Georges Lantéri-Laura, par la notion de structures qui dérivait elle même de la théorie de la forme et de la neurologie globaliste qui renouvelait à travers l’étude systématique des traumatisés du crâne de la première guerre mondiale, la question des localisations cérébrales. Ces deux ensembles ont eu une influence propre sur la clinique et la sémiologie de la psychiatrie phénoménologique. Le développement considérable de la psychanalyse et des techniques psychodynamiques tout comme celui des psychotropes, et de façon plus générale des neurosciences, resteront avec la mise en place et le développement de la politique de la sectorisation, les points clés de cette période dominée par la vision unitaire de la psychiatrie proposée par Henri Ey.

A l’arrivée des neuroleptiques en 1952, peu de choses avait changé depuis le début de la période classique dans le sort des malades mentaux et leur situation devait rester, contrairement à la présentation d’un passé parfois mythifié, très préoccupante jusqu’aux années 1970 où la politique dite de secteur a commencé à être, inégalement hélas, appliquée.

Dans un article/fable publié récemment dans la revue Synapse (n° 208 – Octobre 2004, 58-60), intitulé « L’autre de l’épiblaste ou l’année d’apprentissage », Georges Lantéri-Laura, dans un style parfait et avec une grande drôlerie, évoque subtilement ce qu’a été, pendant des décennies, le premier contact avec la psychiatrie pour les médecins qui s’y destinaient et le moins que l’on puisse dire c’est que ce contact était rude.

Et puis est venue l’époque dite contemporaine, hétérogène certes, mais présentée par Georges Lantéri-Laura comme héritière universelle du lègue sémiotique, thérapeutique, dogmatique et institutionnel, que représente l’histoire de la psychiatrie.

Bien d’autres domaines de notre discipline sont analysés et historicisés par Lantéri-Laura, que ce soit celui de l’expertise et des lois ou encore celui de l’extension préoccupante du champ de la psychiatrie, mais réservons pour la fin sa mise en question du DSM III apparu en 1980 « dont nous ne savons toujours pas s’il correspond au 4ème évangile ou à l’apocalypse » dira Georges Lantéri-Laura. L’athéorisation et l’empirisme affiché du DSM, faisaient penser à notre philosophe qui avait si bien su faire cohabiter en lui, l’historien et le psychiatre, que de Francis Bacon à Karl Schneider, en passant par Thomas Hobbeset Karl Jaspers, la scène paraissait maintenant, largement occupée par la pensée anglo-saxonne, bien loin disons-le, des étincelantes lignes françaises auxquelles il rendait hommage…n

Dr Jean-Charles Pascal, Cencre Jean Wier, Suresnes, Président de la Fédération Française de Psychiatrie, élu 1er Janvier 2005.

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Une lecture magistrale

Bernard Granger

L’œuvre de Georges Lantéri-Laura frappe par son étendue, sa qualité, son originalité, aussi bien dans le ton, empreint d’une élégante et lumineuse préciosité, que dans le contenu. En effet, tout en donnant une cohérence à son immense travail, il s’est intéressé à des sujets aussi variés que la phrénologie, la phénoménologie psychiatrique, la linguistique, l’épistémologie, les hallucinations, pour ne citer que ses travaux les plus connus.

Sur ces sujets comme sur les autres, il a développé un esprit critique incomparable, fondé sur une connaissance approfondie des textes originaux et de la genèse des concepts. Il a aussi opposé un refus motivé aux dogmes en cours, de tous horizons, et su combattre avec une ferme et calme assurance les idées les mieux établies.

Ces remarques s’appliquent particulièrement à un autre de ses sujets d’intérêt, les perversions sexuelles, sur lesquelles il a publié en 1979 Lecture des perversions, aux éditions Masson, dans la collection « la sphère psychique ». Le sous-titre de l’ouvrage, histoire de leur appropriation médicale, donne le sens de la démarche de Georges Lantéri-Laura lorsqu’il s’est consacré de son point de vue d’historien et d’épistémologue de la psychiatrie, à l’étude de cette importante question : il a cherché à comprendre pourquoi, depuis le 19ème siècle « la médecine était devenue la référence majeure, presque unique, dans l’étude des perversions, car il n’en a pas toujours été ainsi, et il n’existe aucune nécessité a priori ».

Ces pages, d’une intelligence jubilatoire, écrites sur un ton enlevé et libre, voire provocateur – l’ouvrage se clôt sur cette remarque : « D’ailleurs, la seule authentique perversion n’est, peut être, que l’inhibition de la jouissance. » –, rappellent l’évident relativisme dans le temps et dans l’espace des jugements portés par les sociétés sur les conduites sexuelles, avant de décrire comment le 19ème siècle et le début du 20ème en ont donné leur vision, qui d’une certaine façon, continuent de s’imposer à nous aujourd’hui.

Bien sûr, Georges Lantéri-Laura situe d’emblée les Trois essais sur la théorie de la sexualité, publiés par Freud en 1905, comme capitaux, non seulement pour la compréhension qu’ils donnent des perversions sexuelles, mais aussi en raison de leur place dans l’œuvre freudienne :
« Le travail sur la sexualité marque, en 1905, l’originalité foncière de son auteur : psychisme inconscient, refoulement, transfert, déplacement et condensation, situation oedipienne, se voient alors complétés par les notions de sexualité infantile et de stades libidinaux ». Mais c’est aussitôt pour affirmer que ces textes ne sauraient être tenus pour l’alpha et l’oméga de la question : « Il est ainsi entendu assez généralement que toute connaissance rigoureuse des perversions ne peut que s’inspirer de l’œuvre de 1905 et se développer dans le cadre de ses prévisions. Pour rassurant, précis et simple que demeure ce bel optimisme, l’histoire de la psychiatrie ne saurait s’y tenir, sans manquer à une exigence première de réserve et de critique. » Il ajoute plus loin, et tout son livre le démontre, que « deux naïvetés nous restent d’ailleurs interdites. Première naïveté : croire qu’en 1905, médecine et psychiatrie ignoraient tout des perversions, ou ne s’en faisaient qu’une idée caricaturale et répressive, articulant préjugés et sottises ; (….) seconde naïveté : s’en tenir à l’œuvre de Freud et faire comme si, pendant les trente dernières de sa vie, la psychanalyse n’avait pas évolué, à la fois dans ses formulations théoriques, dans ses applications thérapeutiques et dans son impact historique et social ».

Comme toujours, chez Georges Lantéri-Laura – cela a pu lui être reproché à l’occasion – le texte se déploie à partir de la rupture opérée par la Révolution française : aux prescriptions de l’Eglise, qui dans son idéal de chasteté, ne tolère l’acte sexuel que pour la procréation, succède l’ordre bourgeois du code Napoléon, plutôt tolérant puisque, écrit Georges Lantéri-Laura, « l’esprit du texte apparaît fort clair : il punit le scandale, il protège les mineurs, et pour le reste, il ne condamne que la violence faite à un majeur non consentant ; (….) il condamne, d’une manière générale, la violence et les abus perpétrés contre la faiblesse présumée des mineurs, mais pour le reste, il n’en veut rien connaître. Les citoyens majeurs peuvent bien parvenir à l’orgasme par tous les moyens qu’ils estiment à propos, pourvu que les partenaires soient consentants, et le parquet n’a pas à s’en soucier ».

C’est donc convoquée par la justice que la médecine va s’intéresser aux déviances du comportement sexuel. Contrairement à la légende, avant Freud, de nombreux auteurs, parmi lesquels les plus connus restent probablement de part et d’autre du Rhin Krafft-Ebing et Magnan, ont tenté d’apporter une classification et des explications à ces désordres, avec souvent une certaine naïveté physiopathologique. En comparaison, l’œuvre de Freud paraît beaucoup plus cohérente et marquante. Georges Lantéri-Laura en fait une lecture particulièrement fouillée et éclairante. Il montre surtout que sa logique aboutit à ce que le pervers soit à la fois estimé comme proche en raison des différents stades du développement libidinal auxquels renvoient les perversions, mais en même temps reste considéré comme pratiquant « une petite sexualité » dans la mesure où les perversions s’écartent de la sexualité aboutie et mature sur laquelle ce même développement libidinal doit ouvrir.

Essai brillant, érudit et dérangeant, cette Lecture des perversions occupe une place à part dans l’œuvre admirable de Georges Lantéri-Laura. Elle conserve une grande actualité et vaut, si l’on peut dire, le détour. On ne saurait donc trop en recommander la lecture, car lire les textes, tous les textes, de Georges Lantéri-Laura est probablement l’hommage le plus authentique et le plus sincère que l’on puisse rendre à ce Maître n

Pr Bernard Granger, Service de Psychiatrie d’adultes, Hôpital Necker, Paris.

 

La question de la sémiologie en psychiatrie

Jean-François Allilaire

 

Lantéri-Laura a proposé dans son article de 2001 intitulé « Les problèmes de séméiologie dans l’œuvre d’Esquirol », une critique et une réflexion approfondie sur l’importance de l’approche sémiologique en psychiatrie. Il y a bien démontré quelles sont ses limites, telles qu’elles apparaissent historiquement dans les conceptions d’Esquirol, mais surtout il a bien souligné les conditions d’existence d’une véritable sémiologie en tant que corpus ou système de signes défini par les caractéristiques suivantes : c’est un ensemble dénombrable et fini de signes séparés les uns des autres par des traits différentiels pertinents. Il s’agit que chaque signe renvoie à autre chose qu’à lui-même, ce que certains ont appelé le « signifié » ou l’aire sémantique. Cette aire sémantique peut être polysémique au sens où elle peut survenir ou s’observer dans plusieurs situations, mais elle est susceptible de se transformer en monosémie grâce à la présence simultanée d’autres signes qui va permettre de discuter un diagnostic différentiel et d’affirmer un diagnostic positif.

Dans cet article très acéré, G. Lantéri-Laura se demande en quoi l’histoire de la psychiatrie et l’étude de la clinique prétendument incomparable des glorieux anciens, nous éclairent sur ce qui guide le clinicien dans l’examen de ses patients et ce que l’étude des grandes périodes de la clinique psychiatrique peut nous révéler sur la façon dont seront organisés les corpus séméiologiques successif acquis depuis Esquirol jusqu’à nos jours et peut être pour l’avenir.

Il existe un lien étroit entre une certaine démarche sémiologique traditionnelle en médecine, telle qu’elle s’est transposée dans le champ de la psychiatrie et les pratiques psychiatriques qui en ont découlé : je veux parler ici des savoir-faire psychiatriques, tels qu’ils s’expriment dans les actes de langage du psychiatre, et dans sa sémiologie écrite, mais aussi dans son savoir faire, c’est-à-dire la démarche de soins qu’il propose, depuis le XIXème siècle, jusqu’à l’apparition récente des agents pharmacologiques avec le choc en retour de ces nouvelles pratiques thérapeutiques sur nos conceptions sémiologiques.

La psychiatrie correspond à un ensemble d’énoncés qui aident à penser et à formuler des hypothèses, puis à confronter de façon contradictoire les points de vue, à les transmettre, et, éventuellement, intégrer et élaborer un consensus dans l’interlocution et l’interaction en prenant en compte la diversité des aspects de la réalité clinique.

Une brève histoire des signes en Psychiatrie

« La maladie n’est qu’une série d’événements plus ou moins complexes que l’observateur doit présenter sous leur véritable jour, dans leur ordre de succession et de filiation naturel et entouré de toutes les circonstances au milieu desquelles ils se sont produits ». C’est J.P. Falret, grand aliéniste français, qui l’écrit dans ses leçons de médecine mentale de 1854.
C’est que, en effet, l’observation psychiatrique, est chargée de consigner un certain nombre de données et de faits jugés essentiels pour rendre compte d’un cas et, bien entendu, les données essentielles en question n’ont pas été les mêmes suivant les époques et les fins qu’elles se donnaient. Nous verrons que l’accent sera mis différemment au fur et à mesure que l’objet spécifique de la psychiatrie apparaîtra au travers des tribulations des pratiques empiriques et de l’usure des systèmes explicatifs successifs de la psychopathologie.
Lentement dégagée de la médecine, la psychiatrie a comme elle le souci de décrire son objet, et nous verrons que ce travail de description a toujours accompagné la démarche d’objectivation que le clinicien cherche à mettre en place pour mieux saisir son objet et, en particulier, les éléments spécifiques. Lorsqu’on compare la démarche médicale à celle de la psychiatrie, on voit qu’en médecine clinique la démarche fondamentale est d’observer. En psychiatrie, la préoccupation est la même, mais l’objet ne se laisse pas saisir aussi directement puisqu’il ne s’agit pas d’apprécier un désordre physiologique, mais de repérer une anomalie qui peut toucher et s’exprimer dans les champs biologique, psychologique et social, dans une boucle d’interactions qui rend bien plus complexe le phénomène et par conséquent bien plus difficile sa description.

Ce constat doit nous amener à poser les questions suivantes :
- La méthode descriptive que la psychiatrie se donne est-elle adéquate à son objet ?
- Est-elle effectivement capable de saisir et d’articuler dans un discours descriptif cohérent les différentes facettes de son objet ?
- Le produit final obtenu au bout de ce travail descriptif est-il pertinent par rapport au but scientifique que se donnent les psychiatres ?

D’un point de vue historique, on peut prendre la mesure des aléas (et avatars successifs) de la description psychiatrique. Passons sur la tradition grecque qui n’a pas de sémiologie ; elle procède à la description des humeurs et non pas à celle des signes pathologiques d’observation. Puis au long des siècles qui suivent, la folie n’est décrite qu’au travers des modèles explicatifs religieux en vigueur (exemple : les différents types de possession démoniaque). Un changement progressif dans les formes d’observation du possédé, bientôt considéré comme malade mental, apparaît vers le XVème-XVIème siècle (J. Wier, Nieder, etc.) dans des pratiques qui préparent une médecine mentale d’observation, marquée par la recherche d’objectivité et de discernement des signes.

Le siècle des Lumières va faire apparaître enfin des bases fondamentales d’une réelle sémiologie d’observation. Avec Pinel, Esquirol, Bayle, en France, tout ce qui constitue le symptôme, depuis le constat jusqu’à la signification, est présent mais encore mal individualisé. Mais chez Pinel, par exemple, le souci diagnostique n’existe pas. C’est la thérapeutique qui l’intéresse. Chez Esquirol, par contre, l’intérêt se porte au-delà de la description, sur le classement nosographique. Cependant, c’est le début de l’âge d’or de la psychiatrie, avec les grands bâtisseurs de la sémiologie mentale, tels, en France, Moreau de Tours ou J.-P. Falret qui porteront la précision descriptive des différents syndromes à un degré de pertinence et de vérité clinique inégalé. Après eux, on peut dire que l’intérêt des psychiatres se détourne de la sémiologie vers la nosographie, du fait de l’adjonction d’un critère jusque-là mal pris en compte : le critère évolutif. L’aboutissement en sera l’œuvre de Kraepelin et son édifice nosographique sur lequel continue à vivre le clinicien actuel.

Pour en témoigner, on peut constater, à la lecture de leurs observations, qu’entre un Moreau de Tours (1850) et un Clérambault (1920), pour prendre deux grands noms représentatifs de la clinique mentale classique française, des différences descriptives fondamentales sont apparues, portant essentiellement sur l’usage que font ces auteurs des symptômes qu’ils décrivent et le sens qu’ils leur donnent. L’intérêt s’est, en fait, déplacé entre-temps, de la description clinique vers la description des classes nosographiques, du malade vers la maladie, de la description des signes pour appréhender le pathologique, à leur utilisation pour justifier thèses et doctrines. On peut dire, d’une certaine façon, que c’est l’époque moderne.

Par la suite, la description clinique psychiatrique, toujours avide d’assimiler les différents paradigmes théoriques, tentera d’intégrer les modèles phénoménologiques behavioriste, pharmacologique, psychanalytique, systémique, et, depuis trente ans, le modèle biologique.

De nos jours, les observations cliniques de psychiatrie procèdent au jour le jour à la description de tableaux cliniques, tableaux dans lesquels chaque signe prend sa place dans un ensemble, que l’observateur a dégagé par une véritable opération de tri ou de choix. Cette opération est guidée par la démarche du diagnostic. Je veux souligner que, dans cette notion de tableau clinique, le signe se trouve sacrifié au profit de la description d’un objet construit, par réduction et par sélection d’indices comportementaux, biographiques et socio environnementaux. C’est cet objet construit par réduction qui nous paraît être au centre du travail descriptif des psychiatres cliniciens, tels qu’ils fonctionnent actuellement. Mais il faut aussi insister sur le fait que la psychiatrie est d’abord une pragmatique, c’est-à-dire un ensemble d’actions empiriques, lentement mises en place à travers les aléas précédemment décrits.

Comment les situer par rapport aux pratiques thérapeutiques dont elles sont issues et par rapport à la pratique médicale ?
Il faut rappeler ici ce qui est une évidence pour tous : l’accent en psychiatrie est plus fortement mis sur l’importance de la situation observateur-observé.

En pratique médicale, les opérations d’investigation et d’observation du malade sont centrées sur les notions de signe et de symptôme. La méthode de connaissance du malade et des symptômes de sa maladie consiste à décrire le cas clinique à travers des propositions dans lesquelles le symptôme renvoie au malade, le signe renvoie au savoir du médecin.
De son côté, le psychiatre décrit des signes qui ne sont pas tout à fait superposables à ceux de médecin : d’abord, puisque l’appareil sémiologique médical est très lié au savoir physiologique et thérapeutique, pas celui du psychiatre du moins jusqu’à présent et, par ailleurs, parce que le signe, en médecine, a des propriétés qui nous paraissent différentes de celles qu’il a dans le champ psychiatrique.

1. D’un côté, il se présente comme témoignant d’une relation cachée entre le signifiant médical et son signifié pathologique (c’est un point fondamental). Cette relation, pour être cachée, n’est cependant en aucun cas arbitraire. C’est son caractère problématique et assertif (apodictique) qui est mis en avant. Le signe pathognomonique d’une maladie constitue en médecine le point limite et en quelque sorte idéal, pour lequel signifiant et signifié sont dans une relation bijective : à un signe, on diagnostique une maladie. C’est la réduction combinatoire maximale dans laquelle un signifiant renvoie à un seul signifié ; c’est un cas exceptionnel, mais qui peut se voir ainsi, par exemple, le signe de Köplick dans la rougeole.

2. Dans le champ psychiatrique, aucun signe pathognomonique n’existe, même si le signe du miroir a pu, à une époque, passer pour pathognomonique de la schizophrénie. Ce temps est fort heureusement dépassé.
Mais bien plus et surtout, la combinatoire entre un signifiant et tous ses signifiés possibles est telle en clinique psychiatrique, qu’on doit en pratique opérer un renversement constant des répartitions entre les signifiants et leurs signifiés pathologiques, ou bien se placer sur un niveau d’observation à l’exclusion de tous les autres, en plaquant parfois des modèles de décodage tout faits ou encore des théories implicites.
C’est cette particularité qui explique peut-être, en partie, le déplacement d’intérêt au cours du XIXème siècle, qui a amené les psychiatres à se détourner du signe (au singulier) pour se tourner vers les signes, c’est-à-dire le syndrome, le tableau et le classement nosographique. En effet, la nécessité pour chaque signe psychiatrique d’être soutenu par un diagnostic opérant comme signifiant s’impose en raison même de la polysémie de l’objet clinique.
Finalement, on voit bien que le travail de description sémiologique du cas psychiatrique doit se donner une méthode qui se tienne à l’écart des deux écueils, qui sont : l’objectivation dénaturante d’un côté et la tautologie descriptive de l’autre.

Bases de la méthode de prise de connaissance en clinique et en psychopathologie ?

La méthode psychopathologique s’articule à la méthode médicale, mais s’en distingue par de nombreux aspects spécifiques qui sont liés au caractère hétérogène et jusqu’ici irréductiblement distinct de la psychologie et de la biologie. La description de l’objet de la psychiatrie tient compte de cette hétérogénéité, en opérant une réduction par sélection d’indices.
Quelles sont les visées essentielles ? D’abord, développer les connaissances sur les structures essentielles de la personnalité morbide et les différents déterminismes de la pathologie mentale. Ensuite, mettre en place une perspective théorique et critique tenant compte de tous les aspects de l’activité psychique morbide. Enfin, intégrer son savoir dans l’ensemble des connaissances du champ des sciences de l’homme.
Ces trois points soulignent assez combien la psychopathologie se trouve liée d’une part, à la psychologie et à la sociologie, de l’autre à la médecine et à la biologie et qu’elle ne peut se permettre d’en sacrifier aucune.
Pour parler ou décrire son malade, le psychiatre doit, me semble-t-il, tenir compte de trois aspects :

1. Décrire comment se pose l’homme malade par rapport à l’observateur.
L’intention délibérée d’appréhender le malade comme objet n’empêche évidemment pas celui-ci d’être et de rester sujet. A côté de la liaison sujet/objet s’établit donc une liaison sujet/sujet. A partir de ce deuxième type de liaison, on peut voir que l’observateur va, lui aussi, pouvoir être en position d’objet par rapport au malade en position de sujet (cela est plus net pour certaines structures psychopathologiques, délirantes en particulier : érotomanie, délire interprétatif). Par conséquent, on voit que la relation fondamentale selon laquelle se posent le psychiatre et le malade se caractérise par cette double valence (sujet-objet, sujet-sujet).

2. Il s’agit aussi de tenir compte du fait qu’en psychopathologie l’appréhension des phénomènes serait insuffisante si elle était seulement objective ou seulement subjective.
Il est utile de rappeler que Jaspers, après William Dilthey, a développé la distinction entre deux modalités de connaissance, que sont la compréhension et l’explication.

- La compréhension, correspond à la connaissance par interpénétration psychologique. Il s’agit, par une méthode intuitive, non de percevoir mais d’éprouver, et de se représenter ce que vit le malade : saisie directe de l’état affectif de celui-ci (tristesse, angoisse, etc.), mais aussi reconstruction empathique des enchaînements concernant les événements vécus, ou encore développement d’une dynamique interne signifiante (par exemple, sentiments de culpabilité engendrant un désir de punition qui conduit à l’auto-dénonciation ou au suicide). Cette compréhension peut s’exprimer en terme de causalité et d’explications psychologiques dans certaines conditions, l’antécédent étant tenu pour cause de subséquent. Cela n’est pas démontré, mais éprouvé et décrit, voire utilisé comme tel.
- L’explication, correspond à une modalité de connaissance objective des faits, des lois, des rapports de causalité. Ce que l’on n’arrive pas à comprendre phénoménologiquement devra trouver une explication par l’intrusion d’une causalité extrinsèque ou, du moins, extra-psychologique. En pratique clinique, ces deux modalités ne fonctionnent pas de façon clivée. Elles sont, bien sûr, complémentaires pour aborder l’objet ou les objets à décrire.

3. Il s’agit d’admettre que la dimension expérimentale du faire trouve son expression la plus développée avec les méthodes thérapeutiques, qu’elles soient psychothérapiques et pharmacologiques ou institutionnelles. C’est cette capacité de modifier de plus en plus à court terme son objet, qui nous paraît remettre en question le plus souvent les modèles théoriques partiels.

Pour en revenir aux modalités de prise de connaissance, soulignons que c’est de l’intrication des trois cheminements opérationnels, correspondant aux plans du perçu, du senti et du compris, que vont résulter la description et l’explication parlée ou écrite du cas clinique.

On peut relever au passage, que c’est l’inflation de la modalité du senti, au détriment des autres, sous-tendue soit par des conceptions théoriques soit par des réactions personnelles mal contrôlées de l’observateur, qui va, dans certains cas, transformer la relation d’observation en une véritable pathologie de la relation, pouvant altérer les conditions dans lesquelles l’observation se déroule et, par conséquent, la description plus souvent verbale qu’écrite qu’en fera l’observateur.

La description produite par le clinicien à partir de ces différentes modalités va, en définitive, pouvoir s’exprimer dans des discours extrêmement diversifiés, utilisant des paradigmes théoriques différents, suivant les préférences, la formation du clinicien, mais aussi suivant les anomalies qu’il cherchera à décrire. C’est à partir de ces modalités, quelque peu caricaturées, qu’on aboutira au diagnostic, véritable aspect descriptif final de la démarche du psychiatre.

Ajoutons encore un point : pour une certaine approche sémiotique, il ne suffit pas de traiter des “signes” de la santé ou de la maladie avec des préoccupations techniques ou pratiques, pour s’inscrire, de ce fait, dans le champ de la science sémiologique. Car si les sciences et pratiques sur lesquelles se fondent la médecine et plus particulièrement la psychiatrie permettent de construire un savoir médical, il reste que la mise en œuvre pratique de ce savoir ne va pas de soi et que, parallèlement à l’acquisition du savoir psychiatrique, l’apprenti médecin doit acquérir un savoir-faire qui ne s’inscrit pas, lui, en général, dans une démarche scientifique proprement dite, mais fait plutôt figure de processus d’initiation.

Aurait-on ici un élément susceptible de rendre compte de l’écart entre psychiatrie écrite et psychiatrie parlée ? La question est posée.

Ainsi, pour le sémioticien, le praticien se trouve placé devant la nécessité de construire un procès de signification (ou forme sémiotique, suivant une expression que j’emprunte à Greimas) pour pouvoir, dans un deuxième temps, mettre en œuvre son savoir médical.

La sémiotique ainsi conçue se propose de contribuer à théoriser et à construire comme un véritable savoir cette forme sémiotique particulière qu’est la démarche psychiatrique, en tant que procès de signification intégrant la reconnaissance du contexte culturel et humain dans lequel se manifestent les formes pathologiques spécifiques qui sont le véritable objet de la clinique.
D’une certaine façon, on peut dire que le projet d’une sémiotique psychiatrique chercherait à jouer vis-à-vis du contexte signifiant de la pratique psychiatrique le même rôle que peuvent jouer l’épistémologie et les diverses méthodologies et procédures expérimentales à l’égard de la construction du savoir dans le domaine des sciences fondamentales. L’originalité de cette approche sémiotique est, en fait, de proposer une substitution : à la place d’une théorie du signe, elle met en avant une théorie des niveaux de signification.

Ce n’est donc pas une variante de la définition saussurienne de la sémiologie comme “science des systèmes de signes”, car l’objet signe n’est plus une grandeur bi-face avec son double versant signifiant/signifié. Ce n’est pas non plus une science de la signification dans laquelle l’objet signe devient une grandeur à trois dimensions, comme c’est le cas avec Pierce.

Cette sémiotique distingue en effet différents niveaux de signification, dans une théorie opératoire qui amène à décrire :

1. d’abord un niveau figuratif, dit de manifestation, dans lequel on retrouvera les anomalies comportementales les plus diverses, telles que la psychologie du sens commun peut les décrire : c’est le niveau des mœurs ;

2. puis un niveau thématique, qui ne se manifeste pas directement mais que l’on peut retrouver indirectement à travers les isotopies du comportement verbal, des actes ou des opérations mentales de nos patients, avec les actes de langage qu’ils nous inspirent ;

3. un niveau narratif, plus abstrait, dans lequel le sujet d’état se trouve lié par un antisujet (les liens de causalité établis par le sujet lui-même ou par le clinicien, en fonction des modèles psychopathologiques et théories de référence qu’il utilise pour décoder l’information). Antisujet auquel doit être confronté un sujet de faire, susceptible de restaurer la santé ou l’intégrité du patient (c’est toute la pragmatique psychothérapique et, en même temps, les opérations défensives ou adaptatives développées pour dépasser et transformer la situation pathologique) ;

4. Enfin, un niveau logico-sémantique dans lequel se situent des valeurs d’un niveau d’abstraction encore plus grand qui servent de fondement à tous les autres niveaux plus superficiels, tels que, par exemple, les oppositions plaisir/déplaisir, réussite/échec, vie/mort, amour/haine, santé/maladie, etc.

Bien entendu, ces niveaux ne donnent qu’une idée caricaturale et approchée de la démarche sémiotique, tout en montrant que le mode d’expression n’est que le niveau le plus superficiel de la stratification qui a produit son élaboration. Il ne peut plus y avoir seulement un signifiant qui a produit son élaboration. Il ne peut plus y avoir seulement un signifiant (ou indiquant), mode d’expression du signe, en rapport avec un signifié (ou indiqué), avec lequel s’établit une relation biunivoque de contenant à contenu ; il y a un parcours génératif des figures les plus manifestes jusqu’aux plus abstraites, suivant une distribution graduelle, ascendante ou descendante des significations les plus superficielles jusqu’aux plus profondes et que l’on peut parcourir par une sorte de feuilletage de la signification.

Dans cette perspective, la démarche diagnostique peut être comprise comme une traversée descendante de cette stratification. A chaque changement de niveau correspondent des observations, des mises en perspective, des actions thérapeutiques en rapport avec la logique propre du niveau concerné et permettant de réduire la polémique du niveau précédent à un contenu plus abstrait et, éventuellement, plus univoque.

A côté de cette théorie des niveaux de signification, la sémiotique dispose d’autres outils conceptuels, tels que le carré sémiotique. La structure élémentaire de la signification est définie comme une relation entre au moins deux termes et repose en première analyse sur une distinction d’opposition qui caractérise l’axe paradigmatique du langage. Mais cette relation d’opposition ne permet pas de distinguer, à l’intérieur de ce paradigme, des catégories sémantiques, fondées sur la parenté des traits distinctifs parmi lesquels on puisse séparer les traits intrinsèques de la dite catégorie de ceux qui lui sont étrangers.

Le carré sémiotique organise, par des opérations logiques successives de contradiction, d’assertion et de négation, un modèle relationnel qui permet de préciser le lien hiérarchique entre une catégorie et les différentes sous catégories qu’elle recouvre.
L’intérêt est essentiellement de pouvoir décrire et retrouver dans les contenus, des niveaux sémantiques déductibles d’une façon rigoureuse et logique et non plus empirique.

Cette approche est dérivée de la sémiolinguistique, et est adaptée à des corpus complets où l’interlocution est présente. Elle ne semble pas, pour l’instant, pouvoir déboucher sur une pratique relationnelle, une nouvelle pragmatique.

Je n’insisterai pas plus sur cette conceptualisation, qui nécessiterait de plus longs développements dont je veux dire ici tout l’intérêt en tant que méthodologie d’une grande valeur et d’une grande portée. Ce point de vue a peut-être l’immense mérite de donner aux artisans que nous sommes, des instruments et une heuristique dont nous aurions tort de nous priver.

Le trésor sémiologique

G. Lantéri Laura a poursuivi à travers toute son œuvre une réflexion sur les changements qui ont affecté les rapports entre les connaissances médicales et psychiatriques et leur objet. On peut considérer à certains égards les trois paradigmes historiques de la psychiatrie comme autant de manières de concevoir la relation entre les signes cliniques et ce qu’ils signifient et représentent.

Avec l’aliénation mentale et ses quatre aspects (manie, mélancolie, démence et idiotie) Pinel avait décrit les apparences qui manifestent la dite aliénation de façon à en reconnaître les variétés. C’est une attitude typique de la médecine du 18ème siècle dans laquelle le signe désigne dans son regroupement une variété reconnaissable d’aliénation.

Par la suite, Esquirol établit à partir de cette conception unitaire une distinction entre hallucinations et illusions par exemple, ce qui pourrait précisément faire figure de première ébauche d’une véritable approche sémiologique au sens où un signe doit s’opposer à un autre signe pour exister en tant que tel et pouvoir renvoyer à des entités distinctes.

C’est la même démarche qui permettra à J.P. Fahlret et aux aliénistes de la fin du 19ème siècle de constituer le trésor sémiologique à la faveur préalable de l’éclatement de la conception unitaire qu’est l’aliénation mentale et l’enrichissement par l’incorporation de critères évolutifs caractéristiques de chacune des entités morbides pour constituer le paradigme des maladies mentales.

Pendant cette phase de l’histoire de la psychiatrie, l’apparence de la clinique est plutôt considérée comme trompeuse et il s’agit d’observer objectivement les signes par une recherche active, dans le but d’être le plus exhaustif possible comme cela connaîtra son apogée avec les descriptions de l’Automatisme Mental par G.G. de Clérambault.

A partir du XXème siècle et plus précisément de Bleuler (1911), l’apparence clinique ne sera plus considérée comme trompeuse mais sera à nouveau considérée comme l’expression d’un désordre sous jacent plus ou moins unitaire en rapport avec des signes primaires de lésion fonctionnelle d’une part, et des signes secondaires plus imprégnés de la subjectivité propre de chaque patient, d’autre part.

Plus tard, viendront Minkowski et Henry Ey avec le paradigme des grandes structures psychopathologiques. Il nous semble que se dégage alors un rapport renouvelé du signe avec la maladie, par la prise en compte des deux paradigmes précédents enrichis des apports phénoménologiques et psychanalytiques.

Il s’agit alors de rechercher activement les signes des symptômes primaires et de compléter cette étude sémiologique fine par une « écoute du sujet » et des variations qu’il apporte avec la symptomatologie secondaire comme expression de sa subjectivité.
Quant à la psychanalyse, on sait que Lacan a eu l’ambition de renouveler la sémiologie à partir de la situation psychanalytique à partir de sa conception du sujet comme « effet du signifiant ». Pour en donner un aperçu, on peut rappeler le colloque de Royaumont sur la dialectique (1960), où Lacan introduit la formule clef : « le sujet est représenté par un signifiant pour un autre signifiant ». C’est à partir de là qu’il va distinguer le signe qui « représente quelque chose pour quelqu’un » du signifiant qui « représente le sujet pour un autre signifiant ».
Ajoutons qu’avec l’introduction de sa notion de SINTHOME, Lacan introduisit une innovation théorique qui indiquait bien son ambition de démédicalisation du symptôme pour en faire une simple question topologique et en quelque sorte réinventer une nouvelle conception sémiologique. C’est en cela que Lacan s’est distingué de Saussure et a voulu fonder sa propre conception sémiotique. Nous savons que Georges Lantéri-Laura travaillait sur cette question d’une sémiologie psychanalytique juste avant de disparaître.

La publication en France en 1980 du DSM III a sonné le glas du paradigme des grandes structures trois ans après la mort d’Henry Ey.

C’est la dernière modification sémiotique en date en psychiatrie : les signes devenus critères cliniques ne renvoient plus ni à une psychopathologie, ni à une métapsychologie mais seulement à eux-mêmes et à leur regroupement en syndromes catégorisés en troubles.
Le souci est celui de l’athéorisme ; le but est de corréler la clinique des sous catégories à des dysfonctionnements biologiques dans une perspective d’efficacité empirique et de recherche statistique pouvant évoquer à certains égards la période Esquirolienne.

Un nouveau pas a été franchi qui n’annule pas les conceptions précédentes mais dont on peut espérer qu’il pourrait à terme les compléter au sein d’un nouveau rapport entre le signe et l’objet qu’il révèle.

L’avenir dira si cette période de crise correspond à un nouveau paradigme ou simplement à une crise rendue inévitable par l’émergence des neurosciences dans le champ de la psychiatrie.

Conclusion

Le champ de la psychiatrie semble rester de nos jours irréductiblement hétérogène tout en nous offrant une sémiologie empirique que l’on peut qualifier d’assez homogène.

Les grands paradigmes historiques de l’aliénation, des maladies mentales puis des grandes structures, suivant la perspective si éclairante dégagée par Georges Lantéri-Laura n’ont jamais permis de donner une parfaite homogénéité à notre domaine qui est toujours à la recherche d’un modèle théorique qui permette de dépasser la clinique et vienne garantir par sa cohérence l’unité de la Psychiatrie.

Mais si aucun modèle théorique unifié ne semble à l’heure actuelle rendre compte de l’ensemble du champ de la psychiatrie, il nous faut considérer que certaines parties de ce champ peuvent être puissamment éclairées par des modèles théoriques partiels basés sur les neurosciences par exemple dans certains cas, ou sur d’autres corpus des sciences humaines dans d’autres cas n

Pr Jean-François Allilaire, Université de Paris (Paris 6, Pierre et Marie Curie) Chef de Service, CHU Pitié Salpêtrière, Paris

 

 

 

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Dernière mise à jour13.08.2006->->

Monique Thurin




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