Hommage à
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L’œuvre de Georges Lantéri-Laura reflète parfaitement
la révolution qu’a connue en France la psychiatrie au cours de
la seconde moitié du XXè siècle, révolution que
l’on peut historiquement dater du Premier Congrès Mondial organisé à Paris
en 1950 par Henri Ey (1900-1977) et de la parution, sous la direction de ce
dernier, de la première édition du « Traité de
Psychiatrie clinique et thérapeutique » de l’Encyclopédie
Médico-chirurgicale. La double formation médicale et philosophique
de Georges Lantéri-Laura lui a permis d’appréhender dans
leur complexité les liens entre les différents courants qui ont
entraîné cette révolution, courants que l’on a tendance
de nos jours à isoler les uns des autres, voire à opposer, alors
que c’est leur confluence qui a donné naissance à la psychiatrie
contemporaine.
Né à Nice d’une famille originaire de la région
de Tende limitrophe de l’Italie, Lantéri-Laura, après avoir
commencé ses études de médecine et de philosophie en Provence,
les a achevées à Paris par un double doctorat. Il s’est
formé à la psychiatrie de 1955 à 1960 au cours d’un
internat dans plusieurs hôpitaux psychiatriques de la région parisienne,
notamment à Sainte-Anne dans le service des admissions du docteur Georges
Daumezon (1912-1979) qui lui a inculqué l’intérêt
pour la sémiologie qu’il a conservé jusqu’à la
fin de sa vie, mais aussi pour l’utilisation de l’institution elle-même
comme instrument thérapeutique, ce que G. Daumezon et Ph. Koechlin ont,
en 1952 dans les « Anais portugais de psichiatria » baptisé « psychothérapie
institutionnelle » [1]. Comme les autres internes de l’âge
d’or de cet hôpital, Lantéri-Laura était loin d’ignorer
les recherches qui s’effectuaient dans d’autres services dans des
domaines aussi variés que celui de la psychopharmacologie - on date
la découverte des neuroleptiques par Jean Delay (1907-1987) et Pierre
Deniker (1912-1998) de leur communication sur la chlorpromazine en 1952 à l’occasion
du centenaire de la Société médico-psychologique [2] -
de la psychanalyse avec le séminaire animé par Jacques Lacan
(1901-1981) qui procédait par ailleurs à l’examen clinique
de malades dans le service de Daumezon, dans celui de l’anatomie et la
physiologie du cortex cérébral étudiées par Juliàn
de Ajuriaguerra (1911-1993) [3] et Henri Hécaen ou dans l’exploration
des structures cérébrales par la méthode stéréotaxique,
mise au point par notre maître le Pr Talairach. Nommé lui-même en 1960 médecin des hôpitaux psychiatriques,
G. Lantéri-Laura exerça d’abord pendant trois ans les fonctions
de médecin-assistant dans le service de Daumezon. Henri Ey l’avait
invité cette année-là à faire, au VIème
Colloque de Bonneval sur l’Inconscient, un rapport sur « Les
problèmes de l’Inconscient et la pensée phénoménologique » [4] ;
un autre rapporteur, sur « Le Conscient et l’Inconscient » était
le philosophe Paul Ricoeur. (Nous avons pu rééditer ces textes
dans la « Bibliothèque des Introuvables » chez
Claude Tchou). La réflexion de G. Lantéri-Laura se situe ainsi d’emblée
du côté de la psychopathologie phénoménologique
introduite en France par Eugène Minkowski (1885-1972) dont le principal
inspirateur était Henri Bergson (1859-1941) (Il est curieux de constater
que l’année 2004 a vu paraître plusieurs ouvrages établissant
la modernité de ce que l’on peut difficilement appeler le « bergsonisme »,
puisqu’une caractéristique essentielle de la pensée de
Bergson est de ne pas se constituer en système). Par la suite, Lantéri-Laura écrira
une introduction à la réédition du « Traité de
Psychopathologie » [6] de Minkowski, ainsi que l’un des chapitres
de l’ouvrage collectif qui lui a été récemment consacré sur « La
place de l’œuvre d’Eugène Minkowski dans la psychiatrie
du XXème siècle et ses aspects philosophiques ». Eugène
Minkowski a été, on le sait, un des fondateurs de l’Evolution
Psychiatrique, société que présidera Georges Lantéri-Laura
et dans la revue de laquelle il publiera de nombreux articles. Cette approche correspond au moment où, au paradigme des maladies mentales
va se substituer celui des structures psychopathologiques dont G. Lantéri-Laura
a poursuivi l’analyse dans « La psychiatrie phénoménologique.
Fondements philosophiques » (1963) et dans « Phénoménologie
de la subjectivité. La linguistique structurale et les sciences de l’esprit. » (1968). En 1966, G. Lantéri-Laura publie « Les apports de la linguistique à la
psychiatrie contemporaine » au moment où la redécouverte
du Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure conduit
les sciences de l’esprit à s’interroger sur l’impact
de la linguistique structurale dans l’analyse des structures psychiques. Georges Lantéri-Laura avait été nommé en 1960
médecin-chef de service à l’hôpital psychiatrique
de Stephansfeld près de Strasbourg, ville où il succède
dans l’enseignement de la psychologie à la Faculté des
Lettres à Didier Anzieu (1923-1999) dont la thèse de philosophie
sur « L’autoanalyse de Freud et la découverte de la
psychanalyse » (1957) est devenue un classique de la littérature
psychanalytique. Didier Anzieu qui avait entrepris en 1949 une analyse avec
Jacques Lacan était le fils de la malade que ce dernier a étudiée
dans sa thèse de médecine « De la psychose paranoïaque
dans ses rapports avec la personnalité » (1932) comme le « cas
Aimée ». La chaire de psychologie de Strasbourg avait été auparavant
et jusqu’en 1936 occupée par Charles Blondel (1876-1939), également
médecin-philosophe auteur d’une thèse remarquée
sur « la Conscience morbide » (1914) et acerbe anti-freudien. C’est sa thèse dite accessoire de philosophie qui va amener G.
Lantéri-Laura à l’étude des rapports du physique
et du moral de l’homme, comme disait Cabanis (1757-1808).au début
du XIXème siècle Il avait en effet choisi, sur le conseil
de Georges Canguilhem (1904-1995) qui trouvait que « La Psychopathologie
de Gall » (1914) de Charles Blondel datait un peu, d’écrire
une histoire de la phrénologie. Lantéri-Laura tenait « Idéologie
et rationalité dans les sciences de la vie » de Canguilhem
pour une œuvre essentielle. Sa propre « Histoire de la phrénologie.
L’homme et son cerveau selon F. J. Gall » [7] va le devenir
et fort heureusement, bénéficiera en 1993 d’une deuxième édition
mise à jour avec une préface. Le chapitre V, l’ombre de
la phrénologie sur la culture contemporaine, montre comme la science
cranioscopique pourtant critiquée par ceux-là même qui,
comme François Leuret (1797-1851) y ont un temps cru, persiste de nos
jours chez les localisationnistes modernes, même s’ils ne s’appuient
plus sur les bosses crâniennes mais sur la neuro-imagerie cérébrale. Entre ces deux éditions, Lantéri-Laura a pubié seul dans
la collection de chez Seghers « Clefs pour » les « Clefs
pour le Cerveau » [10], parfait exemple de ce difficile exercice
qu’est la vulgarisation scientifique. Lantéri-Laura va, dans les années soixante-dix, en partant de
l’étude conceptuelle de la psychiatrie, étudier la constitution
de son épistémologie. Ainsi dans sa « Lecture des perversions » [11], il montre
que c’est en se basant sur une conception du fonctionnement hiérarchisé des
fonctions du Système nerveux cérébro-spinal que Valentin
Magnan (1835-1916) a pu annexer au domaine de la psychiatrie médico-légale
ce domaine, jusque là étranger à celui de l’aliénation
et des perversions sexuelles [12]. Lantéri-Laura avait déjà auparavant
fait, avec L. Del Pistoia, « Le perversioni sessuali : un modelo
della loro riduzione psichiatrica nel pensiero di V. Magnan ». Cette
question se rattache à celle de la localisation des fonctions cérébrales
abordée par Lantéri-Laura dans ses oeuvres précédentes
puisque, fait-il observer, à l’époque où Magnan écrit,
la querelle entre globalistes et localisationnistes semble avoir été définitivement
tranchée en faveur de ces derniers par les travaux de Paul Broca (1824-1880) : « L’encéphale
fonctionne avec des champs délimités dans leur topographie et
leur histologie (D. Ferrier. The functions of the brain 1874) confirmés
par les débuts de l’expérimentation animale. Ainsi se dessine
peu à peu une image organisée du système nerveux central ». A partir de cette prémisse, Lantéri-Laura aborde ensuite le
problème des perversions sexuelles dans l’œuvre de Freud,
puis dans la psychiatrie contemporaine et enfin dans la psychanalyse lacanienne,
avec la notion de « structure perverse » [13]. Cette
lecture des perversions constitue un excellent exemple de la manière
dont procède G. Lantéri-Laura dans l’étude d’un
problème psychopathologique, en allant de son introduction dans le développement
historique de la médecine mentale jusqu’à sa formulation
contemporaine. Il va étudier, en suivant la même méthode,
d’autres concepts fondamentaux de la psychiatrie et s’interroger
dans « Psychiatrie et connaissance » [14] sur leur validité.
Cette étude le conduira à découper l’histoire de
la psychiatrie en plusieurs âges : - celui de l’aliénation mentale qui débute avec Philippe
Pinel (1745-1826) ; - celui des maladies mentales qui débute avec Jean-Pierre Falret (1794-1870)
; - celui des structures psychopathologiques qui débute avec le rapport
d’Eugen Bleuler au Congrès de Genève-Lausanne en 1926 avec
Eugène Minkowski et le groupe de l’Evolution psychiatrique dont
il est un des fondateurs. Comment nommer l’ère actuelle et quand a-t-elle débuté ? En 1991, Goerges Lantéri-Laura publie « Les hallucinations » [15],
ouvrage qu’il avait projeté d’écrire avec Henri Hécaen,
mais ce dernier était mort depuis la parution de leur dernier travail
commun. Il ose, ce faisant, s’attaquer avec un volume de moins de deux
cents pages à ce qui constitue le noeud gordien de la psychopathologie
que notre maître Henri Ey (1900-1977) avait tenté de dénouer
avec les 1500 pages de son monumental « Traité des hallucinations » [16].
Après avoir exposé les développements historiques du problème
des hallucinations aux trois époques qu’il distingue, de l’aliénation
mentale, des maladies mentales et des grandes structures, G. Lantéri-Laura
pose les problèmes actuels qui sont, selon lui, ceux de la sémiologie
et de la clinique des hallucinations, et surtout, les réflexions critiques
sur les sources de connaissance sur les hallucinations qu’il explore :
neuro-chirurgie, hallucinogènes, pensée psychanalytique et phénoménologie.
L’intérêt de cette étude a été immédiatement
reconnu et elle a été rapidement traduite en espagnol et publiée
au Mexique à l’initiative d’Hector Pérez-Rincon [17].
Cette même année paraît sous le titre « Recherches
psychiatriques » [18] un recueil de textes courts, articles, introductions,
préfaces, etc... publiés par G. Lantéri-Laura dans de
multiples revues, même si la majorité d’entre eux l’ont été entre
1962 et 1986 dans l’Evolution Psychiatrique. Leur ordonnancement
en trois volumes (1. Sur le langage, 2. Sur les délires et
3. Sur la sémiologie), indique clairement quels ont été les
axes des recherches de Lantéri-Laura au cours de ces années où il
a présidé la société de l’Evolution Psychiatique,
alors que j’en ai moi-même assumé le secrétariat
général de l’association. G. Lantéri-Laura a publié avec Martine Gros, qui devait ensuite
lui succéder à son départ en retraite en 1998 à la
chefferie de service à l’hôpital Equirol, un « Essai
sur la discordance dans la psychiatrie contemporaine » [19] où est à nouveau
analysée la place occupée de nos jours dans la sémiologie,
ce signe décrit par Philippe Chaslin (1857-1927) dans ses « Eléments
de sémiologie et de clinique mentale » [20]. Lantéri-Laura revient ensuite, à la fin de sa carrière
hospitalière, sur la question de la chronicité en psychiatrie
[21], question sur laquelle il s’interrogeait depuis qu’en 1955-56
il avait débuté sa formation comme interne provisoire dans une
institution jadis créée dans les environs de Paris pour isoler
les teigneux et où, depuis les traitements modernes des dermatophyties, étaient
relégués des malades mentaux « chroniques ». Cette expérience première lui a fait penser que la chronicisation
des troubles mentaux était en grande partie due à l’ « institutionnalisation » et
qu’il fallait lutter contre celle-ci au sein même des institutions,
règle qu’il a mise en œuvre dans celles faisant partie du
secteur parisien dont il avait la charge, car ce n’était pas un
de ces purs théoriciens qui se gardait de mettre en pratique ses idées ; à l’inverse,
l’épreuve de la clinique enrichissait sa pensée et pouvait
l’infléchir. Pour Lantéri-Laura, les paradigmes ne disparaissent pas. Empruntant
ce concept à l’épistémologue nord-américain
Thomas S. Kuhn qui l’a introduit en philosophie des sciences en 1963
avec son ouvrage sur « La structure des révolutions scientifiques » [23],
il applique cette perspective à la psychiatrie. La mort en novembre
1977 de notre maître Henri Ey marque pour lui la fin du « paradigme
des structures psychopathologiques » et il recherche ce que sera,
s’il existe, le paradigme qui lui succèdera. Il voit dans le D.S.M.
III un retour à la notion, classique en médecine, de « syndrome »,
ce qui soulève d’ailleurs de nouvelles questions comme celle de
la relation syndrome-étiopathogénie. La conclusion de G. Lantéri-Laura
demeure prudente, sinon sceptique : « ...il nous semble
que la psychiatrie, dès qu’on cherche à y repérer
davantage qu’une suite de théorisations et de pratiques, ne peut
s’étudier qu’en y discernant des épistémologies
régionales, sans qu’aucun métalangage supposé supérieur
parvienne à les notifier grâce à une épistémologie
capable de rendre compte d’elle-même et des autres. » [24
p. 251]. Cet essai a été traduit en espagnol et publié à Madrid
[25]. Lors du Congrès du Jubilé de l’Association Mondiale de
Psychiatrie organisé à Paris en l’an 2000 par la Fédération
Française de Psychiatrie sur le thème « Penser la
psychiatrie » le Symposium de l’Evolution Psychiatrique sur
les hallucinations fut un de ceux qui eurent le plus de succès auprès
des congressistes étrangers qui découvraient par l’œuvre
de Georges Lantéri-Laura que malgré la mort d’Henri Ey,
la pensée psychiatrique française était toujours bien
vivante. Le premier des « Cahiers » de l’Association
Henri Ey « Penser la psychiatrie et son histoire » rend
compte de la présentation à Sainte-Anne par Georges Lantéri-Laura
de son essai sur les paradigmes [26]. Lors du Vème Congrès International de l’European Association
for History of Psychiatry, G. Lantéri-Laura, invité à y
faire une conférence, parla de « La sémiologie psychiatrique :
histoire et structure » dont le texte a été publié dans « Historia
de la psiquiatria en Europa ». A son issue les responsables de l’E.A.H.P
nous chargèrent d’organiser le VIème Congrès à Paris
qui se tiendra les 21-22 et 23 septembre 2005 à l’Hôpital
Sainte-Anne. Georges Lantéri-Laura envisageait de publier à cette
occasion un ouvrage sur la sémiologie psychiatrique développant
les idées exposées dans sa conférence de Madrid, mais
malheureusement la mort l’a empêché de l’achever.
Nous espérons pouvoir publier la première partie qu’il
avait eu le temps de relire et de corriger dans un numéro d’hommage
de l’Evolution Psychiatrique qui doit lui être consacré en
2005 et dont la parution est prévue pour le VIème Congrès
International de l’E.A.H.P qui se tiendra à Paris les 22, 23 et
24 septembre 2005. G. Lantéri-Laura a régulièrement publié des mises à jour
de chapitres du « Traité de psychiatrie clinique et thérapeutique » de
l’Encyclopédie médico-chirurgicale et leur succession constitue
une excellente illustration de l’histoire de la psychiatrie depuis la
première édition de ce Traité. Nous nous bornerons à mentionner
la dernière parue, à notre connaissance le dernier texte publié de
son vivant par notre ami Georges Lantéri-Laura, sur les principales
théories en psychiatrie [27]. Il distingue en 2004, parmi celles qui
animent la psychiatrie contemporaine , les théories intrinsèques
(références au système nerveux central, psychanalyse,
antipsychiatrie anglaise, organo-dynamisme de Henri Ey) et les théories
extrinsèques (références prévalentes à la
psychologie, à la sociologie) avec deux compléments : l’attitude
phénoménologique et l’attitude ethnopsychiatrique ;
surtout, il nous indique quel devrait être le bon usage des théories
en psychiatrie. Georges Lantéri-Laura, président en fonction pour 2004 de la
Société médico-psychologique, devait à ce titre
présider les 25 octobre et 22 novembre deux séances consacrées à l’histoire
de la psychiatrie ; il avait d’ailleurs fait lui-même une
conférence sur ce sujet en 2002 à l’occasion du sesquicentenaire
de la Société fondée en 1852 dont le texte est paru dans
les Annales [28]. Au cours de la séance du 25 octobre, j’ai été chargé en
tant qu’ancien président et ami proche de prononcer devant les
siens et de nombreux collègues français et étrangers de
tous âges, un discours en son hommage. Le texte doit, conformément à la tradition, paraître dans
un numéro des Annales médico-psychologiques qui comprendra en
outre les communications des séances qu’il aurait dû présider
et, je l’espère, un texte inédit de Georges Lantéri-Laura
sur les hallucinations. Ce numéro marquera la place prise par son œuvre
dans l’histoire de la psychiatrie n Dr Jean Garrabé, Président honoraire de l’Evolution
Psychiatrique ; ancien président de la Société médico-psychologique
et de la Fédération Française de Psychiatrie. 1. Daumezon G, Koechlin Ph. La psychothérapie institutionnelle
française contemporaine, Anais portugais de psichiatria, 1952,
IV, 4 : 271-312. 2. Delay J, Deniker P, Marl JM. Utilisation en thérapeutique
d’une phénothiazine d’action centrale élective (4560
R.P.), Ann. Méd. Psychol., 1952, 110, 2 : 267-73. 3. Ajuriaguerra de J, Hécaen H. Le cortex cérébral (2ème
ed), Paris, Masson, 1960. 4. Lantéri-Laura G. Les problèmes de l’inconscient
et la pensée phénoménologiquein l’Inconscient, Henri
Ey dir. Paris, Desdée de Bronwer, 1966. 5. Hyppolite J. Commentaire parlé sur la Verneinung
de Freud, in J. Lacan, Ecrits, Seuil, Paris, 1966. 6. Minkowski E. Traité de psychopathologie,
rééd Les Empêcheurs de penser en rond, 1999. 7. Lantéri-Laura G. Histoire de la phrénologie.
L’homme et son cerveau selon FS Gall, Paris, PUF, 1er ed 1970,
2ème ed 1993. 8. Hécaen H, Lantéri-Laura G. Évolution
des connaissances et des doctrines sur les localisations cérébrales, Paris,
Desdée de Bronwer, 1977. 9. Hécaen H, Lantéri-Laura G. Les fonctions
du cerveau, Paris, Masson, 1983 1ère ed. ; 1989 2ème ed. 10. Lantéri-Laura G. Clefs pour le cerveau, Paris,
Seghers, 1987. 11. Lantéri-Laura G. Lecture des perversions.
Histoire de leur appropriation médicale. Paris, Masson, 1979. 12. Magnan V. Des anomalies, des aberrations et des perversions
sexuelles, Paris, Progrès médical,1885. 13. Aulagnier-Spairani P. La perversion comme structure, L’inconscient, 1967,
2 : 11-42. 14. Lantéri-Laura G. Psychiatrie et connaissances,
Paris, Sciences en situation, 1991. 15. Lantéri-Laura G. Les hallucinations.
Paris, Masson, 1991. 16. Ey H. Traité des hallucinations. Paris :Masson,
1972. 17. Lantéri-Laura G. Las alucinaciones, Mexico,
F.C.E., 1994. 18. Lantéri-Laura G. Recherches psychiatriques, Paris,
Sciences en situation, 1993. 19. Lantéri-Laura G, Gros M, Essai sur la discordance
dans la psychiatrie contemporaine. Paris, E.P.E.L. 1992. 20. Chaslin Ph. Eléments de sémiologie
et clinique mentales, Paris, Asselin et Houzeau, 1912. 21. Lantéri-Laura G. La chronicité en psychiatrie,
Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 1997. 22. Lantéri-Laura G. Le psychisme et le cerveau in Histoire
de la pensée médicale en Occident, Mirko D. Grmek dir.
Paris, Le Seuil, 1999. 23. Kuhn T.S. La structure des révolutions scientifiques,
trad. franç. de l’éd. de 1970 Paris, Flammarion, 1970. 24. Lantéri-Laura G. Essai sur les paradigmes
de la psychiatrie moderne. Paris, Editions du Temps,1998. 25. Lantéri-Laura G. Ensayo sobre los paradigmos
de la psiquiatria moderna, Madrid, Triacastela, 1999. 26. Cahiers Henri Ey n°1. Penser la psychiatrie et son histoire, Perpignan,
Printemps 2000. 27. Lantéri-Laura G. Principales théories dans
la psychiatrie contemporaine, E.M.C. Psychiatrie, 37006-A-10, 2004. 28. Lantéri-Laura G. Cent-cinquante ans de psychiatrie
française et francophone, Ann. Médico-psycho. 160,10
: 714-722, 2002.
La place du nom de Georges Lantéri-Laura en face de la date des enseignements
dans son service à l’Hôpital Esquirol est restée
libre, et il ne nous semble pas possible d’y inscrire le nom d’un
autre, comme si cette mort était un peu la notre, comme le disait un
de ses proches, élève et ami, le jour où nous lui avons
dit adieu ; pas notre mort charnelle mais quelque chose comme un manque,
une absence de cet autre auquel nous nous référions lors de nos
difficultés ou de nos incertitudes.
La première fois que j’ai rencontré Georges Lantéri-Laura,
ce n’est pas lui que j’ai vu mais le regard content et fier de
Georges Daumezon qui était alors mon maître sur un homme jeune
dont j’apercevais un grand front au dessus de deux verres épais
de myope qui ne ternissaient pas l’éclat d’une intelligence
passionnée. Georges Lantéri-Laura revenait en ce mois de décembre 1970 en
quelque sorte chez lui dans cet amphithéâtre Magnan où se
succédaient les présentations de Henri Ey, de Jacques Lacan,
les interventions de Sven Follin, de Lucien Bonnafé dans ce cadre du
séminaire de psychiatrie comparative où beaucoup d’entre
nous ont commencé d’y apprendre la liberté avec la rigueur.
Il parlait ce soir là de ce qui allait toute sa vie sous-tendre son
cheminement et sa pratique, « l’histoire de la phrénologie » et
des localisations cérébrales, hanté par la question du
langage et de ses troubles. Après avoir été l’assistant de Georges Daumezon,
au service des admissions de l’Hôpital Sainte-Anne, de 1960 à 1964,
où il rencontrera Henri Ey, Eugène MinkowskiI, Charles Melman,
Guy Benoit…, il s’était vu confier une chefferie de service à l’hôpital
psychiatrique de Stephanspheld à partir de 1966 puis en 1969 à l’établissement
national de Saint-Maurice devenu par la suite l’hôpital Esquirol. De septembre 1972 à ce mois de juillet 1998, date de son départ à la
retraite, au fil des jours et des mois, après nous être courtoisement
et respectueusement salués, nous nous sommes efforcés d’offrir à nos
patients c’est-à-dire non à des usagers mais à des
hommes souffrants, les meilleurs soins. Dès son arrivée dans
le service, Georges Lantéri-Laura lève ce qui s’appelait
alors les placements volontaires, ouvre les portes, mixte les unités,
veille à tous les petits détails pratiques de la vie matérielle,
interpelle avec une délicieuse politesse une administration qui sera
elle aussi finalement séduite par cet homme totalement élégant.
Il y avait un côté hallucinant à voir s’épanouir
une psychiatrie aussi libérale dans cette très belle et très
ancienne architecture avec ces portes et ces colonnades qui lui rappelaient
peut-être cette Italie dont il maniait si bien le langage. Les malades s’appelaient des pensionnaires, leurs chambres étaient
encore précédées d’une antichambre qui permettait
de faire coucher leurs domestiques qui eux hélas avaient déjà disparu.
Il y avait tellement de malades recommandés du ministère que
nous étions forcés d’être à l’image
du patron, très polis avec tout le monde ; le service était
propre, rangé et les vieux meubles précieusement conservés. J’écris aujourd’hui ces quelques lignes sur ce magnifique
bureau à cylindre donné par Gabriel Deshaies à celui qui
avait été son élève et qui le reconnaissait comme
un maître. La réunion médicale du lundi matin, la préparation aux
concours médicaux, l’enseignement du vendredi scandaient la semaine ;
Husserl et l’abord phénoménologique devenaient d’une
clarté évidente, Kraepelin incontournable et le tableau d’abord
noir puis blanc, trop petit pour l’histoire des délires chroniques
dans la psychiatrie comparative. Tous dans le service, nous nous sommes retrouvés questionnés
par l’articulation psychiatrie psychanalyse et si Georges Lantéri-Laura
aimait présenter avec délicatesse et habileté une paranoïa
de Kretschmer ou de Genil Perrin, évaluer avec intérêt
la démence, poser la question de l’aphasie, il se réjouissait
que Jean Allouch vienne régulièrement dans le service apporter
un autre éclairage qu’il approuvait sans en être dupe. Il a été en tout cas, constamment durant cette seconde moitié du
20ème siècle, la référence psychiatrique de la
psychanalyse et son enseignement d’histoire de la sémiologie qu’il
continuait à animer dans le service, très apprécié des
psychiatres en formation, alternait avec d’autres intervenants :
analystes, linguistes, philosophes mais aussi ethnologues et sociologues, participant
ainsi à la lutte sans relâche qui était la sienne, contre
la division institutionnelle des savoirs. Le plus original de son enseignement a été de nous apprendre à organiser
son service, à travailler au juste niveau avec tous ses collaborateurs,
en particulier ses assistants et ses internes car nous avons eu avec lui, le
privilège d’une relation équitable que nous transposons
comme nous le pouvons dans des conditions institutionnelles, aujourd’hui
difficiles. Nous disons toujours de lui « le patron » et nous ne
le dirons plus de personne d’autre. Il avait l’habitude de me demander
la permission de prendre congé lorsqu’il s’esquivait avant
la fin d’une réunion, parfois même avant le début,
pressé d’aller écrire, ce qui m’attendrissait, m’agaçait
ou m’émouvait. Il est parti une dernière fois, laissant son dernier livre inachevé,
emportant le secret de son propre destin n Dr Martine Gros, CHS Esquirol, St Maurice Nous avons choisi des œuvres qu’il aimait citer et des articles
dont la dédicace laissait à penser qu’il les préférait. 1. L’Ecclésiaste : ancien testament, la Bible 2. Montesquieu : « De l’Esprit des
lois » 3. Montherlant. Théâtre « Malatesta » 4. Hécaen H., Lantéri-Laura G. Evolution
des connaissances et des doctrines sur les localisations cérébrales.
Paris, Desclée de Brouwer, 1979. 5. Lantéri-Laura G. Les localisations imaginaires. L’Evolution
Psychiatrique 49, 2 : 379-402, 1984. 6. Lantéri-Laura G, Gros M. L’aliénation
biographique dans les délires chroniques. Diogène, 139 :
105-126, 1987. 7. Lantéri-Laura G, Gros M. Essai sur
la discordance dans la psychiatrie contemporaine. Paris, E.PE.L.,1992. Georges Lantéri-Laura avait apporté, à l’occasion
du 150ème anniversaire de la Société Médico-Psychologique,
une remarquable contribution à l’histoire de la psychiatrie française
et francophone depuis la création de la prestigieuse société en
1852, jusqu’à nos jours. Ce survol historique, sous la forme d’une
chronique périodicisée, est une parfaite représentation
de l’immense savoir de Georges Lantéri-Laura et de ses merveilleuses
capacités synthétiques et associatives.
L’article débute par l’évocation des apports de
la psychiatrie dite historique qu’il situe entre l’automne 1793
(nomination de Philippe Pinel à Bicêtre) et 1854 (publication
par Falret de « De la non existence de la monomanie »).
Ce fut l’époque de l’âge d’or de l’aliénation
mentale avec ancrage de la folie dans la médecine et développement
d’une conception globalement unitaire des troubles mentaux, conception
sur laquelle il semble bien que l’on s’interroge à nouveau à travers
le concept de maladie unique, qui irait des troubles de l’humeur à la
schizophrénie. A cette époque correspond la proposition cohérente
d’un traitement universel à travers le traitement moral et son
bras armé que fut l’asile d’aliénés, conçu
essentiellement comme une machine à guérir : « entre
les mains d’un médecin habile, c’est l’agent thérapeutique
le plus puissant contre les maladies mentales » (Esquirol)
et non à punir ou à exclure, même si l’exclusion
et la déshumanisation furent, hélas, souvent au rendez-vous. La recherche des causes de l’aliénation, acquise ou constitutive
du sujet, aussi bien que son caractère idiopathique furent les points
fondamentaux du débat qui animait alors la psychiatrie, puisqu’il
semble bien que l’on puisse parler de psychiatrie à partir de
Philippe Pinel. C’est Falret qui, selon Georges Lantéri-Laura, va porter un coup
fatal au concept d’aliénation mentale [qui va cesser d’être
paradigmatique et s’estomper pour laisser la place à celui des
maladies mentales (et non de la maladie mentale)] et développer la caractérisation
médicale dans l’approche diagnostique/thérapeutique. Deux
irréductibles, resteront attachés à l’aliénation
mentale, Morel et Moreau de Tour, mais on peut soutenir que le concept d’aliénation
mentale s’est en fait maintenu insidieusement, jusqu’à l’époque
contemporaine, à travers certains dispositifs de soins trop souvent
agrégants et globalisant. Tout en reconnaissant les immenses mérites
du secteur de psychiatrie, on retrouvera parfois, dans sa volonté de
non différenciation de la prise en charge de pathologies très
différentes, cette fameuse aliénation aliénante qu’on
pensait fuir en quittant les asiles mais qui, en fait, n’était
pas circonscrite aux murs. Cette question, en éternel rebond, est d’une évidente
actualité à travers les débats qui portent sur l’organisation
des soins. La psychiatrie classique (à ne pas confondre avec la psychiatrie dite
de l’âge classique) est celle du triomphe de la clinique. Cette
clinique va permettre la création des ensembles nosographiques qui vont
définir les maladies mentales avec leur formes de début, leurs
phases d’état, leurs formes évolutives et cliniques. La
psychiatrie classique va distinguer les névroses des psychoses, l’aigu
du chronique, l’acquis du constitutionnel. Elle sera d’une grande
richesse dans la recherche des thérapeutiques et Lantéri-Laura
montre qu’elle est loin d’être restée, comme on la
caricature souvent, dans une position entomologique. La malariathérapie,
les cures Sakel, la sismothérapie, témoignent de cette recherche
active. L’auteur montre aussi comment ces nouveaux espaces thérapeutiques,
renvoyaient à des conceptions théoriques qui dessinaient déjà l’hétérogénéité du
champ de la psychiatrie, rien de ce qui concerne l’humain, ne lui étant
indifférent. Les perspectives psychodynamiques, relativement délaissées depuis
l’abandon du traitement moral, vont progressivement, à travers
l’école de la Salpetrière, puis sous l’influence
de Sigmund Freud et de Pierre Janet, prendre l’importance que nous leur
connaissons aujourd’hui. Toujours préoccupé par la qualité de
l’offre de soins, Georges Lantéri-Laura rappelle que les colonies
familiales, tout comme la création des premiers services libres (qui
posaient déjà la question, non résolue à nos jours,
de l’ouvert et du fermé), étaient autant de tentatives
qui questionnaient le système hospitalier alors figé dans sa
position asilaire. Cette époque, se conclura, en quelque sorte par l’œuvre
de Clérambault, dernier des historiques, qui dans une langue parfaite,
délivrera les derniers éclats de la grande clinique française
(quelle perfection que « l’émancipation des abstraits » pour
décrire l’automatisme mental). La deuxième partie va de l’entre deux guerres à la mort
d’Henri Ey survenue en 1997. Cette époque est dominée,
pour Georges Lantéri-Laura, par la notion de structures qui dérivait
elle même de la théorie de la forme et de la neurologie globaliste
qui renouvelait à travers l’étude systématique des
traumatisés du crâne de la première guerre mondiale, la
question des localisations cérébrales. Ces deux ensembles ont
eu une influence propre sur la clinique et la sémiologie de la psychiatrie
phénoménologique. Le développement considérable
de la psychanalyse et des techniques psychodynamiques tout comme celui des
psychotropes, et de façon plus générale des neurosciences,
resteront avec la mise en place et le développement de la politique
de la sectorisation, les points clés de cette période dominée
par la vision unitaire de la psychiatrie proposée par Henri Ey. A l’arrivée des neuroleptiques en 1952, peu de choses avait changé depuis
le début de la période classique dans le sort des malades mentaux
et leur situation devait rester, contrairement à la présentation
d’un passé parfois mythifié, très préoccupante
jusqu’aux années 1970 où la politique dite de secteur a
commencé à être, inégalement hélas, appliquée. Dans un article/fable publié récemment dans la revue Synapse (n° 208 – Octobre
2004, 58-60), intitulé « L’autre de l’épiblaste
ou l’année d’apprentissage », Georges Lantéri-Laura,
dans un style parfait et avec une grande drôlerie, évoque subtilement
ce qu’a été, pendant des décennies, le premier contact
avec la psychiatrie pour les médecins qui s’y destinaient et le
moins que l’on puisse dire c’est que ce contact était rude. Et puis est venue l’époque dite contemporaine, hétérogène
certes, mais présentée par Georges Lantéri-Laura comme
héritière universelle du lègue sémiotique, thérapeutique,
dogmatique et institutionnel, que représente l’histoire de la
psychiatrie. Bien d’autres domaines de notre discipline sont analysés et historicisés
par Lantéri-Laura, que ce soit celui de l’expertise et des lois
ou encore celui de l’extension préoccupante du champ de la psychiatrie,
mais réservons pour la fin sa mise en question du DSM III apparu en
1980 « dont nous ne savons toujours pas s’il correspond
au 4ème évangile ou à l’apocalypse » dira
Georges Lantéri-Laura. L’athéorisation et l’empirisme
affiché du DSM, faisaient penser à notre philosophe qui avait
si bien su faire cohabiter en lui, l’historien et le psychiatre, que
de Francis Bacon à Karl Schneider, en passant par Thomas Hobbeset Karl
Jaspers, la scène paraissait maintenant, largement occupée par
la pensée anglo-saxonne, bien loin disons-le, des étincelantes
lignes françaises auxquelles il rendait hommage…n Dr Jean-Charles Pascal, Cencre Jean Wier, Suresnes, Président de la
Fédération Française de Psychiatrie, élu 1er Janvier
2005.
L’œuvre de Georges Lantéri-Laura frappe par son étendue,
sa qualité, son originalité, aussi bien dans le ton, empreint
d’une élégante et lumineuse préciosité, que
dans le contenu. En effet, tout en donnant une cohérence à son
immense travail, il s’est intéressé à des sujets
aussi variés que la phrénologie, la phénoménologie
psychiatrique, la linguistique, l’épistémologie, les hallucinations,
pour ne citer que ses travaux les plus connus.
Sur ces sujets comme sur les autres, il a développé un esprit
critique incomparable, fondé sur une connaissance approfondie des textes
originaux et de la genèse des concepts. Il a aussi opposé un
refus motivé aux dogmes en cours, de tous horizons, et su combattre
avec une ferme et calme assurance les idées les mieux établies. Ces remarques s’appliquent particulièrement à un autre
de ses sujets d’intérêt, les perversions sexuelles, sur
lesquelles il a publié en 1979 Lecture des perversions, aux éditions
Masson, dans la collection « la sphère psychique ».
Le sous-titre de l’ouvrage, histoire de leur appropriation médicale,
donne le sens de la démarche de Georges Lantéri-Laura lorsqu’il
s’est consacré de son point de vue d’historien et d’épistémologue
de la psychiatrie, à l’étude de cette importante question :
il a cherché à comprendre pourquoi, depuis le 19ème siècle « la
médecine était devenue la référence majeure, presque
unique, dans l’étude des perversions, car il n’en a pas
toujours été ainsi, et il n’existe aucune nécessité a
priori ». Ces pages, d’une intelligence jubilatoire, écrites sur un ton
enlevé et libre, voire provocateur – l’ouvrage se clôt
sur cette remarque : « D’ailleurs, la seule authentique
perversion n’est, peut être, que l’inhibition de la jouissance. » –,
rappellent l’évident relativisme dans le temps et dans l’espace
des jugements portés par les sociétés sur les conduites
sexuelles, avant de décrire comment le 19ème siècle et
le début du 20ème en ont donné leur vision, qui d’une
certaine façon, continuent de s’imposer à nous aujourd’hui. Bien sûr, Georges Lantéri-Laura situe d’emblée les Trois
essais sur la théorie de la sexualité, publiés
par Freud en 1905, comme capitaux, non seulement pour la compréhension
qu’ils donnent des perversions sexuelles, mais aussi en raison de leur
place dans l’œuvre freudienne : Comme toujours, chez Georges Lantéri-Laura – cela a pu lui être
reproché à l’occasion – le texte se déploie à partir
de la rupture opérée par la Révolution française :
aux prescriptions de l’Eglise, qui dans son idéal de chasteté,
ne tolère l’acte sexuel que pour la procréation, succède
l’ordre bourgeois du code Napoléon, plutôt tolérant
puisque, écrit Georges Lantéri-Laura, « l’esprit
du texte apparaît fort clair : il punit le scandale, il protège
les mineurs, et pour le reste, il ne condamne que la violence faite à un
majeur non consentant ; (….) il condamne, d’une manière
générale, la violence et les abus perpétrés contre
la faiblesse présumée des mineurs, mais pour le reste, il n’en
veut rien connaître. Les citoyens majeurs peuvent bien parvenir à l’orgasme
par tous les moyens qu’ils estiment à propos, pourvu que les partenaires
soient consentants, et le parquet n’a pas à s’en soucier ». C’est donc convoquée par la justice que la médecine va
s’intéresser aux déviances du comportement sexuel. Contrairement à la
légende, avant Freud, de nombreux auteurs, parmi lesquels les plus connus
restent probablement de part et d’autre du Rhin Krafft-Ebing et Magnan,
ont tenté d’apporter une classification et des explications à ces
désordres, avec souvent une certaine naïveté physiopathologique.
En comparaison, l’œuvre de Freud paraît beaucoup plus cohérente
et marquante. Georges Lantéri-Laura en fait une lecture particulièrement
fouillée et éclairante. Il montre surtout que sa logique aboutit à ce
que le pervers soit à la fois estimé comme proche en raison des
différents stades du développement libidinal auxquels renvoient
les perversions, mais en même temps reste considéré comme
pratiquant « une petite sexualité » dans la mesure
où les perversions s’écartent de la sexualité aboutie
et mature sur laquelle ce même développement libidinal doit ouvrir. Essai brillant, érudit et dérangeant, cette Lecture des
perversions occupe une place à part dans l’œuvre
admirable de Georges Lantéri-Laura. Elle conserve une grande actualité et
vaut, si l’on peut dire, le détour. On ne saurait donc trop
en recommander la lecture, car lire les textes, tous les textes, de Georges
Lantéri-Laura est probablement l’hommage le plus authentique
et le plus sincère que l’on puisse rendre à ce Maître
n Pr Bernard Granger, Service de Psychiatrie d’adultes,
Hôpital
Necker, Paris.Hommage à Georges Lantéri-Laura (1930-2004)
Les années d’apprentissage
La psychopathologie phénoménologique
C’est Jean Hyppolite qui a été le directeur de la thèse
de lettres de G. Lantéri-Laura. Le traducteur en français de « La
phénoménologie de l’esprit » de Hegel sera ensuite
connu des lecteurs attentifs des « Ecrits » de Lacan
car celui-ci y fera figurer en appendice le « Commentaire parlé sur
la « Verneinung » de Freud par Jean Hyppolite » [5].Le cerveau et le psychisme
Cette thèse sera suivie de plusieurs ouvrages dont deux écrits
en collaboration avec Henri Hécaen qui avait publié un compte
rendu fort élogieux de l’histoire de la phrénologie : « Evolution
des connaissances et des doctrines sur les localisations cérébrales » [8],
qui sera rapidement traduit en japonais par T. Hamakana et Y. Ohigaschi et
publié à Tokyo en 1983, puis « Les fonctions du cerveau » [9]
qui a connu deux éditions chez Masson en 1983 et 1993.Des recherches historiques à l’épistémologie
Les hallucinations
Sémiologie et clinique mentales
Il n’est pas surprenant que pour l’ « Histoire
de la pensée médicale en Occident » qu’a dirigée
Mirko D. Grmek (1924-2000), celui-ci lui ait demandé de rédiger
pour le Tome III « Du romantisme à la science moderne » le
chapitre sur le psychisme et le cerveau [22]. Ce remarquable ouvrage, publié simultanément
en deux versions, italienne et française, est resté malheureusement
inachevé en raison de la mort de son directeur. Lantéri-Laura
y donne comme référence deux de ses ouvrages antérieurs :
la réédition de 1993 de L’histoire de la phrénologie et
l’essai sur Les paradigmes de la psychiatrie moderne qu’il
venait de faire paraître.Les paradigmes de la psychiatrie moderne
Les théories dans la psychiatrie contemporaine
Le président de la Société médico-psychologique
Références
“Le patron“ : un Maître au quotidien
Martine Gros
Sa porte était ouverte à tous, offrant une présence attentive,
une écoute amicale non dénuée d’humour et il a toujours été celui
qui nous autorisait, nous faisait confiance, nous approuvait, relativisant
nos échecs, nous encourageant à entreprendre. Peu de ses élèves
ont souhaité quitter cet espace de liberté qui nous a permis
de créer facilement, au bon moment, sans forçage, un hôpital
de jour, un centre d’accueil, une consultation de psychanalyse, ensemble…,
médecins, psychologues, infirmiers dans l’évidence des
besoins de soins.
A propos de l’article de Georges Lanteri-Laura
50 ans de psychiatrie française et francophone
Annales médico-psychologiques 160 [2002] 714-729Jean-Charles Pascal
Une lecture magistrale
Bernard Granger
« Le travail sur la sexualité marque, en 1905, l’originalité foncière
de son auteur : psychisme inconscient, refoulement, transfert, déplacement
et condensation, situation oedipienne, se voient alors complétés
par les notions de sexualité infantile et de stades libidinaux ».
Mais c’est aussitôt pour affirmer que ces textes ne sauraient être
tenus pour l’alpha et l’oméga de la question : « Il
est ainsi entendu assez généralement que toute connaissance
rigoureuse des perversions ne peut que s’inspirer de l’œuvre
de 1905 et se développer dans le cadre de ses prévisions. Pour
rassurant, précis et simple que demeure ce bel optimisme, l’histoire
de la psychiatrie ne saurait s’y tenir, sans manquer à une exigence
première de réserve et de critique. » Il ajoute
plus loin, et tout son livre le démontre, que « deux
naïvetés nous restent d’ailleurs interdites. Première
naïveté : croire qu’en 1905, médecine et psychiatrie
ignoraient tout des perversions, ou ne s’en faisaient qu’une
idée caricaturale et répressive, articulant préjugés
et sottises ; (….) seconde naïveté : s’en
tenir à l’œuvre de Freud et faire comme si, pendant les
trente dernières de sa vie, la psychanalyse n’avait pas évolué, à la
fois dans ses formulations théoriques, dans ses applications thérapeutiques
et dans son impact historique et social ».
Lantéri-Laura a proposé dans son article de 2001 intitulé « Les problèmes de séméiologie dans l’œuvre d’Esquirol », une critique et une réflexion approfondie sur l’importance de l’approche sémiologique en psychiatrie. Il y a bien démontré quelles sont ses limites, telles qu’elles apparaissent historiquement dans les conceptions d’Esquirol, mais surtout il a bien souligné les conditions d’existence d’une véritable sémiologie en tant que corpus ou système de signes défini par les caractéristiques suivantes : c’est un ensemble dénombrable et fini de signes séparés les uns des autres par des traits différentiels pertinents. Il s’agit que chaque signe renvoie à autre chose qu’à lui-même, ce que certains ont appelé le « signifié » ou l’aire sémantique. Cette aire sémantique peut être polysémique au sens où elle peut survenir ou s’observer dans plusieurs situations, mais elle est susceptible de se transformer en monosémie grâce à la présence simultanée d’autres signes qui va permettre de discuter un diagnostic différentiel et d’affirmer un diagnostic positif.
Dans cet article très acéré, G. Lantéri-Laura se demande en quoi l’histoire de la psychiatrie et l’étude de la clinique prétendument incomparable des glorieux anciens, nous éclairent sur ce qui guide le clinicien dans l’examen de ses patients et ce que l’étude des grandes périodes de la clinique psychiatrique peut nous révéler sur la façon dont seront organisés les corpus séméiologiques successif acquis depuis Esquirol jusqu’à nos jours et peut être pour l’avenir.
Il existe un lien étroit entre une certaine démarche sémiologique traditionnelle en médecine, telle qu’elle s’est transposée dans le champ de la psychiatrie et les pratiques psychiatriques qui en ont découlé : je veux parler ici des savoir-faire psychiatriques, tels qu’ils s’expriment dans les actes de langage du psychiatre, et dans sa sémiologie écrite, mais aussi dans son savoir faire, c’est-à-dire la démarche de soins qu’il propose, depuis le XIXème siècle, jusqu’à l’apparition récente des agents pharmacologiques avec le choc en retour de ces nouvelles pratiques thérapeutiques sur nos conceptions sémiologiques.
La psychiatrie correspond à un ensemble d’énoncés qui aident à penser et à formuler des hypothèses, puis à confronter de façon contradictoire les points de vue, à les transmettre, et, éventuellement, intégrer et élaborer un consensus dans l’interlocution et l’interaction en prenant en compte la diversité des aspects de la réalité clinique.
« La maladie n’est qu’une série d’événements
plus ou moins complexes que l’observateur doit présenter sous
leur véritable jour, dans leur ordre de succession et de filiation
naturel et entouré de toutes les circonstances au milieu desquelles
ils se sont produits ». C’est J.P. Falret, grand aliéniste
français, qui l’écrit dans ses leçons de
médecine mentale de 1854.
C’est que, en effet, l’observation psychiatrique, est chargée
de consigner un certain nombre de données et de faits jugés essentiels
pour rendre compte d’un cas et, bien entendu, les données essentielles
en question n’ont pas été les mêmes suivant les époques
et les fins qu’elles se donnaient. Nous verrons que l’accent sera
mis différemment au fur et à mesure que l’objet spécifique
de la psychiatrie apparaîtra au travers des tribulations des pratiques
empiriques et de l’usure des systèmes explicatifs successifs de
la psychopathologie.
Lentement dégagée de la médecine, la psychiatrie a comme
elle le souci de décrire son objet, et nous verrons que ce travail de
description a toujours accompagné la démarche d’objectivation
que le clinicien cherche à mettre en place pour mieux saisir son objet
et, en particulier, les éléments spécifiques. Lorsqu’on
compare la démarche médicale à celle de la psychiatrie,
on voit qu’en médecine clinique la démarche fondamentale
est d’observer. En psychiatrie, la préoccupation est la même,
mais l’objet ne se laisse pas saisir aussi directement puisqu’il
ne s’agit pas d’apprécier un désordre physiologique,
mais de repérer une anomalie qui peut toucher et s’exprimer dans
les champs biologique, psychologique et social, dans une boucle d’interactions
qui rend bien plus complexe le phénomène et par conséquent
bien plus difficile sa description.
Ce constat doit nous amener à poser les questions suivantes :
- La méthode descriptive que la psychiatrie se donne est-elle adéquate à son
objet ?
- Est-elle effectivement capable de saisir et d’articuler dans un discours
descriptif cohérent les différentes facettes de son objet ?
- Le produit final obtenu au bout de ce travail descriptif est-il pertinent
par rapport au but scientifique que se donnent les psychiatres ?
D’un point de vue historique, on peut prendre la mesure des aléas (et avatars successifs) de la description psychiatrique. Passons sur la tradition grecque qui n’a pas de sémiologie ; elle procède à la description des humeurs et non pas à celle des signes pathologiques d’observation. Puis au long des siècles qui suivent, la folie n’est décrite qu’au travers des modèles explicatifs religieux en vigueur (exemple : les différents types de possession démoniaque). Un changement progressif dans les formes d’observation du possédé, bientôt considéré comme malade mental, apparaît vers le XVème-XVIème siècle (J. Wier, Nieder, etc.) dans des pratiques qui préparent une médecine mentale d’observation, marquée par la recherche d’objectivité et de discernement des signes.
Le siècle des Lumières va faire apparaître enfin des bases fondamentales d’une réelle sémiologie d’observation. Avec Pinel, Esquirol, Bayle, en France, tout ce qui constitue le symptôme, depuis le constat jusqu’à la signification, est présent mais encore mal individualisé. Mais chez Pinel, par exemple, le souci diagnostique n’existe pas. C’est la thérapeutique qui l’intéresse. Chez Esquirol, par contre, l’intérêt se porte au-delà de la description, sur le classement nosographique. Cependant, c’est le début de l’âge d’or de la psychiatrie, avec les grands bâtisseurs de la sémiologie mentale, tels, en France, Moreau de Tours ou J.-P. Falret qui porteront la précision descriptive des différents syndromes à un degré de pertinence et de vérité clinique inégalé. Après eux, on peut dire que l’intérêt des psychiatres se détourne de la sémiologie vers la nosographie, du fait de l’adjonction d’un critère jusque-là mal pris en compte : le critère évolutif. L’aboutissement en sera l’œuvre de Kraepelin et son édifice nosographique sur lequel continue à vivre le clinicien actuel.
Pour en témoigner, on peut constater, à la lecture de leurs observations, qu’entre un Moreau de Tours (1850) et un Clérambault (1920), pour prendre deux grands noms représentatifs de la clinique mentale classique française, des différences descriptives fondamentales sont apparues, portant essentiellement sur l’usage que font ces auteurs des symptômes qu’ils décrivent et le sens qu’ils leur donnent. L’intérêt s’est, en fait, déplacé entre-temps, de la description clinique vers la description des classes nosographiques, du malade vers la maladie, de la description des signes pour appréhender le pathologique, à leur utilisation pour justifier thèses et doctrines. On peut dire, d’une certaine façon, que c’est l’époque moderne.
Par la suite, la description clinique psychiatrique, toujours avide d’assimiler les différents paradigmes théoriques, tentera d’intégrer les modèles phénoménologiques behavioriste, pharmacologique, psychanalytique, systémique, et, depuis trente ans, le modèle biologique.
De nos jours, les observations cliniques de psychiatrie procèdent au jour le jour à la description de tableaux cliniques, tableaux dans lesquels chaque signe prend sa place dans un ensemble, que l’observateur a dégagé par une véritable opération de tri ou de choix. Cette opération est guidée par la démarche du diagnostic. Je veux souligner que, dans cette notion de tableau clinique, le signe se trouve sacrifié au profit de la description d’un objet construit, par réduction et par sélection d’indices comportementaux, biographiques et socio environnementaux. C’est cet objet construit par réduction qui nous paraît être au centre du travail descriptif des psychiatres cliniciens, tels qu’ils fonctionnent actuellement. Mais il faut aussi insister sur le fait que la psychiatrie est d’abord une pragmatique, c’est-à-dire un ensemble d’actions empiriques, lentement mises en place à travers les aléas précédemment décrits.
Comment les situer par rapport aux pratiques thérapeutiques dont elles
sont issues et par rapport à la pratique médicale ?
Il faut rappeler ici ce qui est une évidence pour tous : l’accent
en psychiatrie est plus fortement mis sur l’importance de la situation
observateur-observé.
En pratique médicale, les opérations d’investigation et
d’observation du malade sont centrées sur les notions de signe
et de symptôme. La méthode de connaissance du malade et des symptômes
de sa maladie consiste à décrire le cas clinique à travers
des propositions dans lesquelles le symptôme renvoie au malade, le signe
renvoie au savoir du médecin.
De son côté, le psychiatre décrit des signes qui ne sont
pas tout à fait superposables à ceux de médecin : d’abord,
puisque l’appareil sémiologique médical est très
lié au savoir physiologique et thérapeutique, pas celui du psychiatre
du moins jusqu’à présent et, par ailleurs, parce que le
signe, en médecine, a des propriétés qui nous paraissent
différentes de celles qu’il a dans le champ psychiatrique.
1. D’un côté, il se présente comme témoignant d’une relation cachée entre le signifiant médical et son signifié pathologique (c’est un point fondamental). Cette relation, pour être cachée, n’est cependant en aucun cas arbitraire. C’est son caractère problématique et assertif (apodictique) qui est mis en avant. Le signe pathognomonique d’une maladie constitue en médecine le point limite et en quelque sorte idéal, pour lequel signifiant et signifié sont dans une relation bijective : à un signe, on diagnostique une maladie. C’est la réduction combinatoire maximale dans laquelle un signifiant renvoie à un seul signifié ; c’est un cas exceptionnel, mais qui peut se voir ainsi, par exemple, le signe de Köplick dans la rougeole.
2. Dans le champ psychiatrique, aucun signe pathognomonique n’existe,
même si le signe du miroir a pu, à une époque, passer pour
pathognomonique de la schizophrénie. Ce temps est fort heureusement
dépassé.
Mais bien plus et surtout, la combinatoire entre un signifiant et tous ses
signifiés possibles est telle en clinique psychiatrique, qu’on
doit en pratique opérer un renversement constant des répartitions
entre les signifiants et leurs signifiés pathologiques, ou bien se placer
sur un niveau d’observation à l’exclusion de tous les autres,
en plaquant parfois des modèles de décodage tout faits ou encore
des théories implicites.
C’est cette particularité qui explique peut-être, en partie,
le déplacement d’intérêt au cours du XIXème
siècle, qui a amené les psychiatres à se détourner
du signe (au singulier) pour se tourner vers les signes, c’est-à-dire
le syndrome, le tableau et le classement nosographique. En effet, la nécessité pour
chaque signe psychiatrique d’être soutenu par un diagnostic opérant
comme signifiant s’impose en raison même de la polysémie
de l’objet clinique.
Finalement, on voit bien que le travail de description sémiologique
du cas psychiatrique doit se donner une méthode qui se tienne à l’écart
des deux écueils, qui sont : l’objectivation dénaturante
d’un côté et la tautologie descriptive de l’autre.
La méthode psychopathologique s’articule à la méthode
médicale, mais s’en distingue par de nombreux aspects spécifiques
qui sont liés au caractère hétérogène et
jusqu’ici irréductiblement distinct de la psychologie et de la
biologie. La description de l’objet de la psychiatrie tient compte de
cette hétérogénéité, en opérant une
réduction par sélection d’indices.
Quelles sont les visées essentielles ? D’abord, développer
les connaissances sur les structures essentielles de la personnalité morbide
et les différents déterminismes de la pathologie mentale. Ensuite,
mettre en place une perspective théorique et critique tenant compte
de tous les aspects de l’activité psychique morbide. Enfin, intégrer
son savoir dans l’ensemble des connaissances du champ des sciences de
l’homme.
Ces trois points soulignent assez combien la psychopathologie se trouve liée
d’une part, à la psychologie et à la sociologie, de l’autre à la
médecine et à la biologie et qu’elle ne peut se permettre
d’en sacrifier aucune.
Pour parler ou décrire son malade, le psychiatre doit, me semble-t-il,
tenir compte de trois aspects :
1. Décrire comment se pose l’homme malade par rapport à l’observateur.
L’intention délibérée d’appréhender
le malade comme objet n’empêche évidemment pas celui-ci
d’être et de rester sujet. A côté de la liaison sujet/objet
s’établit donc une liaison sujet/sujet. A partir de ce deuxième
type de liaison, on peut voir que l’observateur va, lui aussi, pouvoir être
en position d’objet par rapport au malade en position de sujet (cela
est plus net pour certaines structures psychopathologiques, délirantes
en particulier : érotomanie, délire interprétatif). Par
conséquent, on voit que la relation fondamentale selon laquelle se posent
le psychiatre et le malade se caractérise par cette double valence (sujet-objet,
sujet-sujet).
2. Il s’agit aussi de tenir compte du fait qu’en psychopathologie
l’appréhension des phénomènes serait insuffisante
si elle était seulement objective ou seulement subjective.
Il est utile de rappeler que Jaspers, après William Dilthey, a développé la
distinction entre deux modalités de connaissance, que sont la compréhension
et l’explication.
- La compréhension, correspond à la connaissance par
interpénétration psychologique. Il s’agit, par une méthode
intuitive, non de percevoir mais d’éprouver, et de se représenter
ce que vit le malade : saisie directe de l’état affectif de celui-ci
(tristesse, angoisse, etc.), mais aussi reconstruction empathique des enchaînements
concernant les événements vécus, ou encore développement
d’une dynamique interne signifiante (par exemple, sentiments de culpabilité engendrant
un désir de punition qui conduit à l’auto-dénonciation
ou au suicide). Cette compréhension peut s’exprimer en terme de
causalité et d’explications psychologiques dans certaines conditions,
l’antécédent étant tenu pour cause de subséquent.
Cela n’est pas démontré, mais éprouvé et
décrit, voire utilisé comme tel.
- L’explication, correspond à une modalité de
connaissance objective des faits, des lois, des rapports de causalité.
Ce que l’on n’arrive pas à comprendre phénoménologiquement
devra trouver une explication par l’intrusion d’une causalité extrinsèque
ou, du moins, extra-psychologique. En pratique clinique, ces deux modalités
ne fonctionnent pas de façon clivée. Elles sont, bien sûr,
complémentaires pour aborder l’objet ou les objets à décrire.
3. Il s’agit d’admettre que la dimension expérimentale du faire trouve son expression la plus développée avec les méthodes thérapeutiques, qu’elles soient psychothérapiques et pharmacologiques ou institutionnelles. C’est cette capacité de modifier de plus en plus à court terme son objet, qui nous paraît remettre en question le plus souvent les modèles théoriques partiels.
Pour en revenir aux modalités de prise de connaissance, soulignons que c’est de l’intrication des trois cheminements opérationnels, correspondant aux plans du perçu, du senti et du compris, que vont résulter la description et l’explication parlée ou écrite du cas clinique.
On peut relever au passage, que c’est l’inflation de la modalité du senti, au détriment des autres, sous-tendue soit par des conceptions théoriques soit par des réactions personnelles mal contrôlées de l’observateur, qui va, dans certains cas, transformer la relation d’observation en une véritable pathologie de la relation, pouvant altérer les conditions dans lesquelles l’observation se déroule et, par conséquent, la description plus souvent verbale qu’écrite qu’en fera l’observateur.
La description produite par le clinicien à partir de ces différentes modalités va, en définitive, pouvoir s’exprimer dans des discours extrêmement diversifiés, utilisant des paradigmes théoriques différents, suivant les préférences, la formation du clinicien, mais aussi suivant les anomalies qu’il cherchera à décrire. C’est à partir de ces modalités, quelque peu caricaturées, qu’on aboutira au diagnostic, véritable aspect descriptif final de la démarche du psychiatre.
Ajoutons encore un point : pour une certaine approche sémiotique, il ne suffit pas de traiter des “signes” de la santé ou de la maladie avec des préoccupations techniques ou pratiques, pour s’inscrire, de ce fait, dans le champ de la science sémiologique. Car si les sciences et pratiques sur lesquelles se fondent la médecine et plus particulièrement la psychiatrie permettent de construire un savoir médical, il reste que la mise en œuvre pratique de ce savoir ne va pas de soi et que, parallèlement à l’acquisition du savoir psychiatrique, l’apprenti médecin doit acquérir un savoir-faire qui ne s’inscrit pas, lui, en général, dans une démarche scientifique proprement dite, mais fait plutôt figure de processus d’initiation.
Aurait-on ici un élément susceptible de rendre compte de l’écart entre psychiatrie écrite et psychiatrie parlée ? La question est posée.
Ainsi, pour le sémioticien, le praticien se trouve placé devant la nécessité de construire un procès de signification (ou forme sémiotique, suivant une expression que j’emprunte à Greimas) pour pouvoir, dans un deuxième temps, mettre en œuvre son savoir médical.
La sémiotique ainsi conçue se propose de contribuer à théoriser
et à construire comme un véritable savoir cette forme sémiotique
particulière qu’est la démarche psychiatrique, en tant
que procès de signification intégrant la reconnaissance du contexte
culturel et humain dans lequel se manifestent les formes pathologiques spécifiques
qui sont le véritable objet de la clinique.
D’une certaine façon, on peut dire que le projet d’une sémiotique
psychiatrique chercherait à jouer vis-à-vis du contexte signifiant
de la pratique psychiatrique le même rôle que peuvent jouer l’épistémologie
et les diverses méthodologies et procédures expérimentales à l’égard
de la construction du savoir dans le domaine des sciences fondamentales. L’originalité de
cette approche sémiotique est, en fait, de proposer une substitution
: à la place d’une théorie du signe, elle met en avant
une théorie des niveaux de signification.
Ce n’est donc pas une variante de la définition saussurienne de la sémiologie comme “science des systèmes de signes”, car l’objet signe n’est plus une grandeur bi-face avec son double versant signifiant/signifié. Ce n’est pas non plus une science de la signification dans laquelle l’objet signe devient une grandeur à trois dimensions, comme c’est le cas avec Pierce.
Cette sémiotique distingue en effet différents niveaux de signification, dans une théorie opératoire qui amène à décrire :
1. d’abord un niveau figuratif, dit de manifestation, dans lequel on retrouvera les anomalies comportementales les plus diverses, telles que la psychologie du sens commun peut les décrire : c’est le niveau des mœurs ;
2. puis un niveau thématique, qui ne se manifeste pas directement mais que l’on peut retrouver indirectement à travers les isotopies du comportement verbal, des actes ou des opérations mentales de nos patients, avec les actes de langage qu’ils nous inspirent ;
3. un niveau narratif, plus abstrait, dans lequel le sujet d’état se trouve lié par un antisujet (les liens de causalité établis par le sujet lui-même ou par le clinicien, en fonction des modèles psychopathologiques et théories de référence qu’il utilise pour décoder l’information). Antisujet auquel doit être confronté un sujet de faire, susceptible de restaurer la santé ou l’intégrité du patient (c’est toute la pragmatique psychothérapique et, en même temps, les opérations défensives ou adaptatives développées pour dépasser et transformer la situation pathologique) ;
4. Enfin, un niveau logico-sémantique dans lequel se situent des valeurs d’un niveau d’abstraction encore plus grand qui servent de fondement à tous les autres niveaux plus superficiels, tels que, par exemple, les oppositions plaisir/déplaisir, réussite/échec, vie/mort, amour/haine, santé/maladie, etc.
Bien entendu, ces niveaux ne donnent qu’une idée caricaturale et approchée de la démarche sémiotique, tout en montrant que le mode d’expression n’est que le niveau le plus superficiel de la stratification qui a produit son élaboration. Il ne peut plus y avoir seulement un signifiant qui a produit son élaboration. Il ne peut plus y avoir seulement un signifiant (ou indiquant), mode d’expression du signe, en rapport avec un signifié (ou indiqué), avec lequel s’établit une relation biunivoque de contenant à contenu ; il y a un parcours génératif des figures les plus manifestes jusqu’aux plus abstraites, suivant une distribution graduelle, ascendante ou descendante des significations les plus superficielles jusqu’aux plus profondes et que l’on peut parcourir par une sorte de feuilletage de la signification.
Dans cette perspective, la démarche diagnostique peut être comprise comme une traversée descendante de cette stratification. A chaque changement de niveau correspondent des observations, des mises en perspective, des actions thérapeutiques en rapport avec la logique propre du niveau concerné et permettant de réduire la polémique du niveau précédent à un contenu plus abstrait et, éventuellement, plus univoque.
A côté de cette théorie des niveaux de signification, la sémiotique dispose d’autres outils conceptuels, tels que le carré sémiotique. La structure élémentaire de la signification est définie comme une relation entre au moins deux termes et repose en première analyse sur une distinction d’opposition qui caractérise l’axe paradigmatique du langage. Mais cette relation d’opposition ne permet pas de distinguer, à l’intérieur de ce paradigme, des catégories sémantiques, fondées sur la parenté des traits distinctifs parmi lesquels on puisse séparer les traits intrinsèques de la dite catégorie de ceux qui lui sont étrangers.
Le carré sémiotique organise, par des opérations logiques
successives de contradiction, d’assertion et de négation, un modèle
relationnel qui permet de préciser le lien hiérarchique entre
une catégorie et les différentes sous catégories qu’elle
recouvre.
L’intérêt est essentiellement de pouvoir décrire
et retrouver dans les contenus, des niveaux sémantiques déductibles
d’une façon rigoureuse et logique et non plus empirique.
Cette approche est dérivée de la sémiolinguistique, et est adaptée à des corpus complets où l’interlocution est présente. Elle ne semble pas, pour l’instant, pouvoir déboucher sur une pratique relationnelle, une nouvelle pragmatique.
Je n’insisterai pas plus sur cette conceptualisation, qui nécessiterait de plus longs développements dont je veux dire ici tout l’intérêt en tant que méthodologie d’une grande valeur et d’une grande portée. Ce point de vue a peut-être l’immense mérite de donner aux artisans que nous sommes, des instruments et une heuristique dont nous aurions tort de nous priver.
G. Lantéri Laura a poursuivi à travers toute son œuvre une réflexion sur les changements qui ont affecté les rapports entre les connaissances médicales et psychiatriques et leur objet. On peut considérer à certains égards les trois paradigmes historiques de la psychiatrie comme autant de manières de concevoir la relation entre les signes cliniques et ce qu’ils signifient et représentent.
Avec l’aliénation mentale et ses quatre aspects (manie, mélancolie, démence et idiotie) Pinel avait décrit les apparences qui manifestent la dite aliénation de façon à en reconnaître les variétés. C’est une attitude typique de la médecine du 18ème siècle dans laquelle le signe désigne dans son regroupement une variété reconnaissable d’aliénation.
Par la suite, Esquirol établit à partir de cette conception unitaire une distinction entre hallucinations et illusions par exemple, ce qui pourrait précisément faire figure de première ébauche d’une véritable approche sémiologique au sens où un signe doit s’opposer à un autre signe pour exister en tant que tel et pouvoir renvoyer à des entités distinctes.
C’est la même démarche qui permettra à J.P. Fahlret et aux aliénistes de la fin du 19ème siècle de constituer le trésor sémiologique à la faveur préalable de l’éclatement de la conception unitaire qu’est l’aliénation mentale et l’enrichissement par l’incorporation de critères évolutifs caractéristiques de chacune des entités morbides pour constituer le paradigme des maladies mentales.
Pendant cette phase de l’histoire de la psychiatrie, l’apparence de la clinique est plutôt considérée comme trompeuse et il s’agit d’observer objectivement les signes par une recherche active, dans le but d’être le plus exhaustif possible comme cela connaîtra son apogée avec les descriptions de l’Automatisme Mental par G.G. de Clérambault.
A partir du XXème siècle et plus précisément de Bleuler (1911), l’apparence clinique ne sera plus considérée comme trompeuse mais sera à nouveau considérée comme l’expression d’un désordre sous jacent plus ou moins unitaire en rapport avec des signes primaires de lésion fonctionnelle d’une part, et des signes secondaires plus imprégnés de la subjectivité propre de chaque patient, d’autre part.
Plus tard, viendront Minkowski et Henry Ey avec le paradigme des grandes structures psychopathologiques. Il nous semble que se dégage alors un rapport renouvelé du signe avec la maladie, par la prise en compte des deux paradigmes précédents enrichis des apports phénoménologiques et psychanalytiques.
Il s’agit alors de rechercher activement les signes des symptômes
primaires et de compléter cette étude sémiologique fine
par une « écoute du sujet » et des variations
qu’il apporte avec la symptomatologie secondaire comme expression de
sa subjectivité.
Quant à la psychanalyse, on sait que Lacan a eu l’ambition de
renouveler la sémiologie à partir de la situation psychanalytique à partir
de sa conception du sujet comme « effet du signifiant ».
Pour en donner un aperçu, on peut rappeler le colloque de Royaumont
sur la dialectique (1960), où Lacan introduit la formule clef : « le
sujet est représenté par un signifiant pour un autre signifiant ».
C’est à partir de là qu’il va distinguer le signe
qui « représente quelque chose pour quelqu’un » du
signifiant qui « représente le sujet pour un autre signifiant ».
Ajoutons qu’avec l’introduction de sa notion de SINTHOME, Lacan
introduisit une innovation théorique qui indiquait bien son ambition
de démédicalisation du symptôme pour en faire une simple
question topologique et en quelque sorte réinventer une nouvelle conception
sémiologique. C’est en cela que Lacan s’est distingué de
Saussure et a voulu fonder sa propre conception sémiotique. Nous savons
que Georges Lantéri-Laura travaillait sur cette question d’une
sémiologie psychanalytique juste avant de disparaître.
La publication en France en 1980 du DSM III a sonné le glas du paradigme des grandes structures trois ans après la mort d’Henry Ey.
C’est la dernière modification sémiotique en date en psychiatrie :
les signes devenus critères cliniques ne renvoient plus ni à une
psychopathologie, ni à une métapsychologie mais seulement à eux-mêmes
et à leur regroupement en syndromes catégorisés en troubles.
Le souci est celui de l’athéorisme ; le but est de corréler
la clinique des sous catégories à des dysfonctionnements biologiques
dans une perspective d’efficacité empirique et de recherche statistique
pouvant évoquer à certains égards la période Esquirolienne.
Un nouveau pas a été franchi qui n’annule pas les conceptions précédentes mais dont on peut espérer qu’il pourrait à terme les compléter au sein d’un nouveau rapport entre le signe et l’objet qu’il révèle.
L’avenir dira si cette période de crise correspond à un nouveau paradigme ou simplement à une crise rendue inévitable par l’émergence des neurosciences dans le champ de la psychiatrie.
Le champ de la psychiatrie semble rester de nos jours irréductiblement hétérogène tout en nous offrant une sémiologie empirique que l’on peut qualifier d’assez homogène.
Les grands paradigmes historiques de l’aliénation, des maladies mentales puis des grandes structures, suivant la perspective si éclairante dégagée par Georges Lantéri-Laura n’ont jamais permis de donner une parfaite homogénéité à notre domaine qui est toujours à la recherche d’un modèle théorique qui permette de dépasser la clinique et vienne garantir par sa cohérence l’unité de la Psychiatrie.
Mais si aucun modèle théorique unifié ne semble à l’heure actuelle rendre compte de l’ensemble du champ de la psychiatrie, il nous faut considérer que certaines parties de ce champ peuvent être puissamment éclairées par des modèles théoriques partiels basés sur les neurosciences par exemple dans certains cas, ou sur d’autres corpus des sciences humaines dans d’autres cas n
Pr Jean-François Allilaire, Université de Paris (Paris 6, Pierre et Marie Curie) Chef de Service, CHU Pitié Salpêtrière, Paris
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Dernière mise à jour13.08.2006->->
Monique Thurin
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