Elisabeth Roudinesco, historienne de la psychanalyse:

«Un annuaire commun n'est pas une bonne idée»

Reçus par Mattei, les représentants de la psychanalyse demandent le retrait de l'amendement Accoyer, qui visait à réglementer le milieu. Le ministre, lui, propose de faire un annuaire commun des analystes.

Par Eric FAVEREAU

samedi 13 décembre 2003

istorique et inédit. Vendredi matin, un ministre de la Santé a reçu pour la première fois la quasi-totalité des représentants des sociétés de psychanalyse, des freudiens les plus classiques aux lacaniens les plus historiques. Une assemblée presque unanime pour demander à Jean-François Mattei le retrait ou, au minimum, le changement de l'amendement Accoyer, voté à la va-vite le 8 octobre à l'unanimité à l'Assemblée nationale. Un amendement qui entendait obliger tous les psychothérapeutes (dont les analystes) à avoir une formation de médecin, de psychologue ou de psychiatre pour exercer. «Afin, disait-il, d'éviter des dérives sectaires.» Mais, au passage, il risquait de bouleverser les pratiques. Devant le tollé et avant le passage en janvier du texte au Sénat , Bernard Accoyer (député UMP) avait déclaré à Libération qu'il allait proposer de modifier son projet. Vendredi, Mattei a annoncé qu'il se proposait de faire un annuaire commun des analystes. Afin d'en être le gardien. Une protection de l'Etat qui n'est pas sans poser de nouvelles interrogations. Elisabeth Roudinesco, historienne de la psychanalyse, était présente à la rencontre avec Jean-François Mattei. Elle raconte ce moment qu'elle qualifie d'«historique» pour la psychanalyse française.

Une rencontre inédite. Comment était l'ambiance ?

Excellente. Le ministre a joué son rôle en proposant aux psychanalystes de les «protéger» des dérives de la psychothérapie. Qu'est-ce que le ministre a vraiment proposé ? Il a expliqué qu'il y avait trois options : soit le passage en force de l'amendement Accoyer, ce qu'il ne souhaitait pas ; soit le retrait pur et simple, parfaitement possible compte tenu des «navettes» entre le Sénat et l'Assemblée. Soit un aménagement de l'amendement excluant définitivement la psychanalyse du champ de ses applications. La Société psychanalytique de Paris (SPP), l'Association psychanalytique de France (APF), la Société de psychanalyse freudienne (SPF) et l'Association lacanienne internationale (ALI) ont d'emblée proposé l'aménagement et accepté la nouvelle proposition du ministre. L'Ecole de la cause freudienne (ECF) a demandé le retrait.

Le ministre a ensuite indiqué que le titre de psychanalyste devait être réservé aux écoles qui le délivrent. Mais pour cela elles auront besoin à l'avenir, a-t-il dit, de la protection de l'Etat. En conséquence, il a explicitement incité les analystes à s'unir pour rédiger un annuaire commun qui serait déposé entre les mains bienveillantes du ministère, lequel se porterait ainsi garant de la sécurité des sociétés psychanalytiques face aux dérives de la psychothérapie. Après quelques hésitations, la totalité des présents, à l'exception de la présidente de l'ECF, a accepté de «livrer leurs annuaires» au ministère. J'ai souligné que de nombreuses sociétés c'est-à-dire la moitié des praticiens en nombre ne seraient pas d'accord avec cette proposition, et que d'ailleurs ils étaient favorables au retrait pur et simple de l'amendement.

Un annuaire commun ne vous paraît pas une bonne idée ?

Certainement pas, et c'est pourquoi j'ai demandé que l'on réfléchisse, non pas à des annuaires ou à une protection de l'Etat qui était acquise, mais à un véritable état des lieux visant à comprendre la recomposition générale du champ «psy» : psychologie clinique, psychiatrie, psychanalyse, psychothérapie. J'ai demandé que soit diligentée une mission de sages pour une étude réelle de la souffrance psychique en France et des praticiens qui s'en occupent. J'ai fait valoir aussi que l'Université était amenée à jouer un rôle fondamental à l'avenir, puisqu'elle forme tous les psychologues cliniciens, parmi lesquels se recrutent les psychanalystes. J'ai souligné qu'il serait souhaitable de séparer la psychologie clinique, discipline humaniste, de la psychologie cognitive, comportementale ou expérimentale. Le ministre et les analystes présents ont déclaré que ce problème n'était pas à l'ordre du jour.

Mais, dans les faits, les analystes vont-ils être d'accord avec cette révolution que serait la constitution d'un annuaire commun ?

J'ignore pour l'heure quelle sera la réaction de la «base» des praticiens à la proposition de leurs représentants. Le débat est désormais public, et il se déroule autant dans les médias que dans les couloirs des ministères. Je n'aime pas écrire l'histoire à chaud, et d'ailleurs rien n'est encore joué. Cependant, il y a là un tournant historique en France. C'est la première fois qu'une partie non négligeable de la corporation freudienne propose de s'en remettre à l'Etat pour la préservation de ses institutions. Si cela devait être entériné, ce serait un aveu de faiblesse et le signe d'une sorte de faillite de la réflexion intellectuelle des psychanalystes. Ils auraient sauvé leurs corporations au prix de perdre leur âme. Cela conduirait en outre à une bipolarisation du champ psychanalytique, les uns regroupés autour de la SPP (les freudiens les plus orthodoxes, ndlr), les autres de l'Ecole de la cause (les lacaniens autour de Jacques-Alain Miller, ndlr), avec au centre la puissance montante de l'Université et de groupes indépendants qui ne voudront pas s'inféoder.


Dernière mise à jour : jeudi 18 décembre 2003
Dr Jean-Michel Thurin